Jean Marie Delabre
Moi je suis né en décembre 1924 et j’ai vécu dans une famille où il apparaissait inéluctable, dans toute mon enfance, que je vivrai une guerre. Ma mère avait vécu en Lorraine, était fille d’une, d’une mère lorraine.
De la Lorraine occupée, elle avait gardé un souvenir très d’une visite qu’elle avait faite à Thionville alors que Thionville était occupé par les Allemands, enfin même plus qu’occupé puisque la Lorraine était considérée comme un territoire, allemand.
Quand j’ai fait mes études, je devais faire de l’allemand parce qu’on doit connaître la langue de son ennemi. Mon père était magistrat à la Cour des Comptes, j’étais donc dans un environnement pour lequel le patriotisme comptait beaucoup. Mon père, par ses fonctions, n’était pas, ne voulait pas s’occuper de politique. Je venais d’une famille de quatre enfants : j’avais deux sœurs qui étaient plus âgées que moi et une sœur plus jeune. Les trois derniers de la famille vivaient une vie intense ensemble, ils avaient des amis communs, avaient une vie extrêmement agréable. J’avais une sœur qui avait une imagination extraordinaire et nous avons vécu très très agréablement ensemble.
En 1939, nous étions en vacances, en Auvergne, et c’est par la fenêtre que mon père prenant des lorgnettes s’aperçoit qu’il est mobilisé. Mon père avait suivi toute sa vie des cours d’État-Major, il était commandant de réserve au service des étapes et donc dans les 48 heures, il est parti. Nous n’étions pas en face de quelque chose qui nous étonnait pas, néanmoins je veux dire quelque chose, c’est qu’en 38, quand il y a eu le problème des accords de Munich, mon père était malgré tout assez satisfait que ce ne soit pas encore la guerre.
Et je me rappelle, je suis allée avec lui, je crois que c’était sur les Champs-Élysées, au retour de Daladier. Je me suis toujours posé les problèmes sur ce que ça voulait dire à ce moment-là, mais quand je pensais que les hommes à partir de 40 ans étaient des hommes qui avaient vécu la guerre précédente, je me disais vraiment 20 ans après, il était normal qu’ils soient attirés par des formules qui permettaient encore la paix.
Donc si vous voulez, mes parents estimant qu’il ne fallait pas aller à Paris à cause des bombardements, nous sommes allés habiter à Caen. Et puis arrive mai 40.
A ce moment-là, nous voyons débouler du Nord de la France et de Belgique, des tas de gens qui arrivaient au fur et à mesure de l’avancée des troupes allemandes. Nous sommes tous mobilisés, toute la famille est mobilisée pour aller dans des lieux de réception des gens, dans des, recevoir les gens, essayer de s’occuper de les nourrir, … de les loger, enfin toutes les journées sont occupées à ça et petit à petit, c’est des gens qui viennent de plus près qui arrivent. Il arrive que les troupes françaises reculent et les troupes anglaises aussi, on suit les problèmes de Dunkerque.
Finalement pris de panique comme les autres, y’a un moment, tous s’approchent de Caen, on voit le Havre brûler, enfin les ressources de pétrole du Havre ont brûlé si bien qu’on a eu une matinée où il faisait nuit et ma mère, puisque mon père n’était pas là, ma mère dit « je ne peux pas prendre le risque d’être coupée de mon mari, il faut partir ».
On part aussi ridiculement que bien des gens, une partie de la famille part en voiture à, dans des voitures de l’armée qui était à Caen et le colonel qui commandait la place de Caen était un cousin de ma mère, il dit « écoutez j’ai quelques places dans ma voiture », alors ma mère qui était toujours très généreuse dit « ben on va faire mettre dedans les gens les plus malades, les moins… » et parmi eux il y avait une de mes sœurs et mon cousin et moi on dit, « nous on part en bicyclette et on se donne rendez-vous en Mayenne, à Château-Gontier ».
En cours de route, on voit des gens en uniforme, on se dit « ben ça, ça doit être des troupes hollandaises en, qui ont reculé », après on a appris que c’était tout simplement des troupes allemandes qui étaient là. On arrive à Château-Gontier où ma grand-mère et ma sœur étaient déjà arrivées et là, il y a quelques soldats français qui sont encore là, il y a un pont à défendre, ils s’installent pour essayer de faire une défense du pont. Le lendemain matin, on va tous dans les caves et tout, il y a quelques coups de canon mais les quelques soldats qui étaient là pouvaient difficilement résister.
Là on était dans donc arrivés en juin, et c’est là où nous commençons si vous voulez à entendre tout ce qui s’est dit à la radio et de Pétain, et de de Gaulle et ma sœur et moi sommes là, sommes ahuris qu’on puisse envisager de capituler car tout ce que pouvait dire Pétain était absolument pour nous une capitulation.
Nous arrivons là-dessus, nous entendons de Gaulle, alors tout le monde dit que personne n’a entendu le 18 juin, je sais pas si c’est le 18, si c’est le 19, enfin on a entendu à la radio de Londres, on a entendu… le message de de Gaulle, et ça nous a semblé tout de suite quelque chose d’extraordinaire, enfin il y a quelqu’un qui pense comme nous et qui a un certain pouvoir et qui dit « c’est pas possible, la guerre n’est pas terminée » et … de ce moment-là si vous voulez, notre désir et notre pensée qu’il fallait se battre jusqu’au bout, qu’il y avait toujours, c’était pas possible que, que le nazisme gagne partout, est resté en nous d’une manière permanente.
Au bout de quelques jours nous revenons à Caen ensuite, y’avait qu’à, ça ne voulait plus dire grand-chose d’être à Caen, on est donc rentré donc avec ma mère et mes sœurs à Paris et mon père qui a été entre temps, avait été nommé au service de la censure, ce qui ne lui faisait pas plaisir parce qu’il trouvait que ce n’était pas la peine d’avoir fait des études d’officier de réserve pour être nommé à la censure mais enfin, il y avait peut-être une raison, c’est que comme il était magistrat aussi, bon, il suit le gouvernement d’abord à Tours, ensuite à Bordeaux, ensuite à Clermont-Ferrand, à Vichy, puis, finalement il est à Clermont-Ferrand quand nous, nous sommes rentrés à Paris. Il rentre quelque temps après et à ce moment-là, il s’est créé entre notre père et nous un problème, c’est qu’il y avait un fossé.
Notre père n’avait pas vécu les choses de la même manière, il avait quand même… travaillé avec des autorités officielles de Vichy, lui- même été à Clermont-Ferrand où était la censure et tout en étant en fait en partie d’accord avec nous, et y’a une petite phrase justement que nous avons retrouvé dans ses mémoires où il dit « ah mes enfants sont plein de dynamisme… mais comment faire pour qu’ils évitent de prendre des risques ».
Là-dessus si vous voulez moi je reprends mon travail au lycée. Louis le Grand, j’avais un très grand ami qui habitait à 200 mètres de chez moi, qui n’était pas dans la même classe que moi mais on faisait, on faisait toujours les trajets ensemble. On commence à parler de politique, ce garçon qui était Jacques Richet, le fils du professeur Charles Richet, on parle avec lui de tout, lui il considérait quand même un peu que Vichy nous protégeait un peu, mais néanmoins ensemble, on était très, très monté contre la situation.
On a commencé à faire un certain nombre de choses si vous voulez, au passage, comme on remontait la rue des Saint-Père qui était pleine d’affiches, puisque le chantier de la faculté de médecine était un, était encore un chantier, on déchirait ensemble les affiches allemandes, on les mettait dans notre cartable et puis bon…
Octobre 1940
Jacques Richet un jour me dit « tu sais, il se passe quelque chose en France, il y a des gens qui » – alors est-ce que le mot Résistance était employé, j’en sais rien, parce qu’il y a des choses difficiles, à force d’en parler, on sait même pas si c’est employé, mais enfin- « qui veulent faire quelque chose et le garçon qui s’en occupe, qui est à la tête de ça, tu dois le connaître, parce qu’on le connait de vue, c’est un garçon qui s’appelle Jacques Lusseyran, il est aveugle », je dis « ah oui, c’est l’aveugle qui est toujours, qui est pas très grand et qui est toujours avec un autre garçon qui est très grand », « oui, oui, ben si ça t’intéresse, je te prends rendez-vous avec lui ». Et c’est là que j’ai rencontré Jacques Lusseyran. Ça a été un choc pour moi parce que c’est un personnage tout à fait exceptionnel.
Sur Jacques Lusseyran
Donc là je me suis trouvé engagé aux Volontaires de la Liberté, il n’y a pas eu de grosses, grosses activités, y’a une feuille qui s’appelle « Le Tigre » et différentes petites actions. On cherche quand même autour de nous de voir des gens qui sont prêts aussi à entrer dans le groupe. Jusqu’en début 1943, où un jour Jacques Richet me dit « ben écoute, je suis informé par Jacques Lusseyran qu’on a des approches d’un mouvement qui est plus important, qui s’appelle Défense de la France, et qui publie un journal et on envisage de fusionner avec eux ».
J’ai oublié de vous dire que pendant la période des Volontaires de la Liberté, on diffusait le journal « Résistance » et là on avait, Jacques me dit « il y a une petite réticence simplement parce que la personne qui est à la tête de ce mouvement qui était aussi un petit peu vichyste… alors, mais malgré tout, c’est un journal qui a des possibilités, c’est un journal beaucoup plus important que nous ». Bon, je dis « bon… moi je crois qu’il faut aller dans le sens que ce que veut faire Jacques qui est beaucoup plus au courant que nous ».
Défense de la France
On a continué malgré tout à diffuser aussi « Résistance ». Y’a eu un certain nombre d’actions qui étaient lancées par Défense de la France, qui étaient des diffusions en dehors, moi j’ai participé à des diffusions à la sortie de messes. On avait certaines idées de, de diffuser, de mettre dans les boites aux lettres, moi il m’est arrivé un incident un jour en entrant dans un immeuble, pour mettre sous les portes de chacun un exemplaire du journal, j’ai été apostrophé par la concierge qui a appelé la police, y’a un monsieur qui est arrivé à ce moment-là qui m’a dit, il y a une autre porte par-là, je suis parti par l’autre porte, j’ai entendu la police arriver derrière mais ça s’est borné à ça.
Enfin, si vous voulez, on est arrivé, on avait en même temps tout le problème des faux-papiers car Défense de la France était très bien organisée de ce point de vue-là, on pouvait avoir des fausses cartes d’identité, des, des cartes d’alimentation, tout ce qui était nécessaire et ce qui était nécessaire surtout là en début 43, ça a commencé à être très nécessaire pour tous les jeunes qui ne voulaient pas partir au STO, le STO étant pour les gens qui étaient nés en 22.
On avait des cartes d’identité en blanc mais avec des cachets qui venaient de communes dont les archives avaient été démolies ou brûlées et on faisait vraiment comme un cabinet de faussaires à la maison avec une de mes sœurs, la seconde de mes sœurs et en présence aussi de ma plus jeune sœur. Par des voies diverses, on ne sait pas très bien pourquoi, je me souviens pas, des personnes ou une autre venait nous voir et avait eu notre adresse pour avoir des faux-papiers. C’était ou des gens qui ne voulait pas du STO ou des Israélites. J’avais eu par les uns ou par les autres un certain nombre de rapports avec des gens, particulièrement des étudiants, qui étaient de province et qui faisaient, qui étaient pensionnaires à Paris, alors eux c’était très bien parce que c’était des gens qui amenaient des paquets de journaux dans l’endroit où ils étaient.
Pour le 14 juillet 1943, Défense de la France avait décidé de faire une grande opération et on nous avait fixé un certain nombre d’endroits où il fallait faire une diffusion ouverte. Moi on m’avait dit d’aller place des Fêtes, alors je suis parti au début de l’après-midi avec des journaux qui étaient dans ma chemise, comme ça, et puis je suis, je savais pas exactement, je me dis on va pas faire comme ça dans la rue parce que c’est difficile de partir rapidement, alors ce que j’ai eu l’idée de faire, c’est d’entrer boutique par boutique, de remettre ça sur la caisse du truc en disant voilà « journal de la Résistance », j’ai fait si vous voulez un certain nombre de boutiques comme ça, et puis à un moment j’ai estimé que le temps passant, ça devenait dangereux de continuer et je suis rentré. Je sais plus combien j’en ai distribué comme ça.
20 juillet 1943 : L’arrestation
Fin juillet, au matin, Jacques Richet était parti se reposer dans la région de Nantes, et il m’avait dit « écoute, pendant ce temps-là, il y a un certain nombre de choses, de papiers à prendre, tu es gentil d’y aller à ma place ». Je prends la bicyclette de mon père pour aller rue Bonaparte, où il y avait un libraire, une qui s’appelait « Au vœu de Louis XIII » qui était le point de rencontre et là où s’échangeaient les différents documents. J’arrive, je me dis « tiens la porte est pas comme d’habitude ».
La porte, y’a une manière dont la porte était fermée, ce n’était pas comme d’habitude, je me dis « tu rentres ou tu rentres pas », je me dis, écoute, je me dis en moi-même, « c’est idiot d’avoir peur », je rentre et à ce moment-là, y’a un gars qui me saute dessus, qui était caché derrière la porte, c’était, je l’ai su après Bonny ou Lafont, c’était la bande Bonny-Lafont qui était là.
Ils m’enfoncent… ils m’envoient au fond de la boutique, là je vois arriver, quelque temps après Jacqueline Pardon… et puis quelque temps après, je reste, pas très longtemps dans la boutique, y’a une voiture qui vient nous prendre et qui nous emmène place des États-Unis où il y avait un bureau de la Gestapo. Alors là, il ne se passe pas grand-chose, on attend, des problèmes d’identité, des trucs comme ça, mais aucun interrogatoire proprement dit et le soir, je me trouve à Fresnes… avec une personne qui était là, elle me salue, cette personne j’ai appris après, enfin d’abord j’ai appris pendant qu’il était là que… il faisait partie du réseau « Comète ».
Note sur le réseau Comète
J’ai vécu 6 mois en prison. J’ai trouvé que la prison était quelque chose d’épouvantable, que l’isolement du monde extérieur et la nécessité de vivre avec des gens qu’on a pas choisis, parce que j’étais avec ce garçon qui avait un joli prénom, il s’appelait Aimable, Aimable Fouquerel… Entre parenthèses, il a été peu de temps après mon départ de Fresnes, il a été fusillé… et donc j’ai vécu là, 6 mois… au bout de 6 mois, enfin entre temps j’ai été convoqué à la Gestapo, interrogé mais un interrogatoire assez simple et pas très long, faut dire je ne connaissais rien de ce qui était à la tête de Défense de la France, je connaissais un peu le service de diffusion et je pense qu’ils se sont assez rapidement aperçus que je savais pas grand-chose.
Et on nous appelle, on descend dans d’autres cellules et là on commence à revoir des gens qu’on connaissait. Moi ça m’est apparu une libération, quelque chose d’extraordinaire. Le surlendemain, on était à Compiègne, alors là j’étais peut-être très naïf, moi je me suis dit « bon, ils vont nous emmener en Allemagne, on va être dans un camp », on s’imaginait un peu qu’on aurait là-bas une vie comme des prisonniers de guerre, bon ben dans le fond faut travailler ou, on est prisonnier, mais à l’air libre. On allait rapidement déchanter parce que la première chose qui a été vraiment une épreuve terrible… c’est le voyage pour aller en Allemagne.
Mars 1944. Déporté à Buchenwald
Un jour on nous a appelés, ils sont arrivés et on est monté dans des wagons de… des wagons à bestiaux. Nous étions tellement nombreux que, je ne sais pas le nombre, d’après ce que j’ai lu, je crois que c’était entre 80 et 100 personnes qu’il y avait par wagon, ça empêchait complètement tout le monde de s’asseoir par terre. Et la majorité des gens devait être debout, d’autant plus qu’il y avait quand même une espèce de tinette au milieu pour permettre aux gens de satisfaire leurs besoins et c’est dans ces conditions qu’on a fait un voyage qui a duré je crois un jour et demi.
Nous étions avec nos affaires, on nous avait donné pour le voyage un petit quelque chose à manger, moi j’avais eu un morceau de pain d’épice et la seule chose que j’ai pu faire, c’est, j’ai déchiré un morceau qui enveloppait le pain d’épice, j’ai écrit dessus, « envoyez à ma famille à telle date, à telle adresse : je suis en route pour l’Allemagne, je vais bien, je suis en route pour l’Allemagne ».
Un cheminot a trouvé ce papier, il l’a envoyé à ma famille qui l’a trouvé. L’arrivée au camp, c’était quelque chose d’inimaginable. On ouvre les portes, et là, il y a des soldats allemands ou des SS enfin qui sont à la porte avec des schlagues, qui vous font sortir à toute vitesse. Au milieu de tout ça, derrière, on voit une masse de gens qui sont des déportés avec une figure épouvantable, des chiens qui hurlent… On vous met vraiment tout de suite dans une atmosphère épouvantable. On passe devant, on est complètement déshabillé, mis complètement nu, on est rasé de la tête aux pieds, on passe, enfin on donne tous nos vêtements, on reçoit d’autres vêtements avec des vêtements habituels des déportés que tout le monde a vu partout, tous les trucs avec grande (…inaudible…) ils ont pas pensé si vous voulez à la manière… donc c’était toujours les pyjamas d’autrefois, on avait l’impression d’être en pyjama mais dans un premier temps, on rentre nu dans les blocs et c’est vraiment une très curieuse impression de voir une foule d’hommes parmi lesquels des gens qu’on a connu, tout le monde complètement nu. Là on, dans un premier temps, c’était à Buchenwald, on arrive dans le petit camp, dans le camp de quarantaine.
Le camp de Buchenwald
Là en quarantaine, on était déjà dans des conditions un peu difficiles parce que le block où on était, était envahi de puces. On était déjà dans des châlits de plusieurs étages. J’étais avec des amis en particulier à ce moment-là avec Jacques Lusseyran… et avec Jean-Claude Comert …
Et j’ai passé ce temps à avoir des relations avec eux, c’était des garçons d’une culture qui dépassait cent fois la mienne, et qui étaient passionnants dans tout ce qu’ils disaient. On subissait un certain nombre de piqûres, je ne sais pas très bien quoi mais qui se faisaient dans des conditions dans lesquelles on oserait guère faire ça aujourd’hui, parce que croyez-moi la seringue était pas jetée chaque fois, et… c’était supportable. Voilà que la quarantaine se termine et l’ensemble des gens est envoyé dans différents endroits. Moi je me trouve parmi ceux qui vont vers Mauthausen.
Déporté à Mauthausen
Nouveau transport en train, mais pas du tout dans les mêmes conditions, car finalement si on est dans des wagons… à bestiaux, on est beaucoup moins nombreux et le problème est plutôt le froid qu’autre chose. On a terriblement froid. Jacques Lusseyran est resté à Buchenwald où il restera pendant toute la période de la guerre, je suis moi avec Jean-Claude Comert, que je ne connaissais pas tellement avant mais avec lequel pendant toute cette période de Buchenwald, nous nous sommes liés d’une grande amitié. On arrive à Mauthausen, on recommence une période de quarantaine, et ensuite… on devait aller en Kommando.
Alors Mauthausen, c’est très curieux parce qu’on arrive à Mauthausen sur une très jolie petite ville, avec une colline en haut de laquelle est le camp de Mauthausen qui apparaît comme une espèce de château fort. De là si vous voulez, je suis envoyé dans un kommando, à ce moment-là j’ai travaillé d’abord dans un chantier pour faire des galeries qu’on creusait dans la colline. Après ce chantier, j’ai été aussi sur un chantier qui était toujours le problème de lutter contre les bombardements et particulièrement contre les incendies, ils creusaient d’énormes piscines. Et voilà qu’alors qu’on était en train de travailler il y a un bombardement. A ce moment-là, on nous fait sortir de, de l’usine et on part. On se trouve à un moment dans, dans un champ en dehors de Mauthausen lorsqu’il y a, juste sur la ligne si vous voulez des avions et du bombardement, il tombe au milieu de nous un certain nombre de bombes. Il y a une bombe qui tombe, vraisemblablement très près de moi, je perds complètement conscience, dans un certain sens je me dis « je suis mort… ».
Ça ne m’affolait pas tellement que ça, bon en fait je dis « je suis mort, c’est embêtant pour ma famille puis on va voir ce qu’il se passe ». En fait je n’avais pas été réellement blessé, j’avais reçu une bombe qui s’était enfoncée dans le sol près de moi, si vous voulez, j’ai reçu une masse de terre qui m’avait cassé une ou des côtes. J’ai repris conscience mais pendant quelque temps j’avais l’impression de pas pouvoir parler, respirer, ni rien du tout, c’est pour ça que je me suis dit, j’ai pensé que j’étais mort. Je souffrais horriblement. On est rapatrié quand même, y’a une camionnette qui me ramène au camp et là mes camarades me disent « ben il faut que tu ailles voir le docteur » qui avait une petite infirmerie dans le camp, je vais voir le docteur, c’était un médecin polonais, je lui dis j’ai mal… et on vous prend votre température.
Pas de température, on n’est pas malade, on est bon pour aller travailler. Donc je suis obligé d’aller au travail comme ça pendant, oh pendant 3 ou 4 jours. Heureusement mes amis du kommando m’aident pour marcher, me portent presque. A ce moment-là, le kapo espagnol n’a pas été trop désagréable avec moi, et il tolérait, il avait compris quand même que je souffrais beaucoup et au bout de 3 jours, je me sentais terriblement fiévreux.
Je vais donc de nouveau à l’infirmerie, j’avais 40 de fièvre, là on me garde à l’infirmerie. La fièvre ne tombait pas et le médecin en m’auscultant pense que j’ai probablement une pleurésie qui est la conséquence de mes côtes, que la plèvre avait été probablement déchirée et que bon, à ce moment-là si vous voulez, ils ne gardent pas les malades, ils ne peuvent pas les garder dans cette petite infirmerie et un matin, vraiment au petit matin, je pars de l’infirmerie, je fais le voyage entre Steyr et Mauthausen, dans un camion non bâché, ouvert, j’ai horriblement froid et j’arrive à Mauthausen dans un bloc d’infirmerie qu’on appelait le Revier.
Il y a une chose que je n’ai jamais compris, que jamais personne n’a pu m’expliquer… j’étais pratiquement guéri ! Enfin là, je trouve un médecin français, le docteur Pessel, qui m’accueille avec beaucoup de gentillesse et comme je me débrouillais un petit peu en allemand, il y a un infirmier allemand qui me prend un peu sous sa protection et qui me dit …et qui m’a permis de rester au Revier en étant son aide.
Il faut, pour comprendre ça, il faut se dire que les Allemands qui d’une manière générale aiment bien l’organisation voulaient qu’il y ait une fiche par malade et une courbe de température. Y’avait rien pour soigner les gens mais il y avait un papier bien établi. Alors ma tâche était de voir tous les… dans toutes les rangées où il y avait des malades, je leur faire prendre leur température, de la noter et de faire les courbes de température.
On était mal nourri au Revier mais c’était tellement important de ne pas aller travailler. Mais le Revier est aussi une autre expérience, la vie permanente autour de la mort parce que tous les jours c’était des gens qu’on descendait des lits pour les mettre près de l’entrée et là, ça m’a appris beaucoup de choses, ça m’a appris une chose particulièrement c’est que pour survivre, il faut vouloir survivre et que tous ceux que je voyais, tous les prisonniers que je voyais arriver en mauvais état mais qui se couchaient, qui voulaient plus se lever, ben je savais qu’ils étaient morts en puissance et c’est pour ça que j’essayais toujours de les secourir en leur disant « mais va dehors, va au moins même te laver avec de l’eau froide, ça n’a pas d’importance mais va, bouge-toi », je savais que ceux-là avaient une chance de s’en sortir, pas les autres.
La libération du camp et le retour en France
Ensuite bon il y a eu la libération du camp, j’ai vu à cette époque-là mourir parmi ceux qui avaient été mes compagnons pendant presque tout le temps, parce que le problème, l’adaptation à des conditions nouvelles des gens a été extrêmement difficile. Bon… je pense que… la vie dans les camps, les détails et tout ça, ça a été dit par les uns et les autres, bon ben moi je suis rentré.
Je suis rentré, j’ai retrouvé ma famille, j’avais perdu mon père, j’avais connu la mort de mon père, je ne vous en ai pas parlé que 6 mois après… J’ai retrouvé ma mère, j’ai appris à ce moment-là que ma sœur qui m’avait aidé là avait été déportée elle aussi, qu’elle était fiancée avec le garçon qu’elle avait connu par moi, qu’ils allaient se marier dans quelques mois… et puis j’ai essayé de reprendre ma vie.
Je me suis dit, il faut bien maintenant entrer dans la vie et vivre. Je n’ai pas eu immédiatement tellement envie de reprendre contact avec tous les gens avec lesquels j’avais été… sauf avec Jacques Lusseyran et Jacques Richet. Mais Jacques Richet s’est marié entre temps. Je ne sentais plus la même intimité avec lui, et nous sommes… bon, j’ai quand même repris contact avec Défense de la France, là j’ai connu, j’ai fait la connaissance de Philippe Viannay que, en fait, je ne connaissais pas et il m’a aidé un peu pour me diriger vers certaines choses.
Je me suis occupé à un moment du centre de formation international, ensuite il m’a fait entrer pour quelque temps à France-Soir, mais j’avais essayé de continuer mes études pendant que j’étais en classe de préparation à la dernière année du lycée Louis Le Grand, j’avais fait ma première année de droit, j’ai essayé de continuer, j’ai passé ma seconde année de droit, ensuite j’ai travaillé pour ma troisième année mais c’est très difficile quand on est, quand on a été au milieu de tellement d’évènements de comprendre, de se remettre dans une vie d’étudiant, c’est extrêmement difficile.
Donc si vous voulez pendant tout ce temps-là, je me suis… j’ai cherché si vous voulez à construire ma vie, je me suis marié, j’ai eu des enfants, j’ai travaillé pendant longtemps dans des échanges internationaux de céréales, j’ai appris beaucoup de choses sur le monde et tout.
J’ai eu une vie très occupée, j’ai eu beaucoup de chance et quand je me suis trouvé en retraite, je me suis dit, « il faut s’occuper, il faut que je m’occupe de quelque chose », et à ce moment-là, je me suis… j’avais hésité entre le fait d’être dans une association caritative ou carrément d’aller m’occuper des gens dans les prisons, parce que je me disais « j’ai une expérience de la prison, peut-être que je peux avoir un accès plus facile aux gens » et puis j’avais pris contact avec le curé de Meulan qui m’a dit « mais non, va donc au Secours Catholique, il n’y a que des femmes… ça sera bien ».
Bon, là on m’a donné un certain nombre de, un certain nombre de responsabilités, je me suis occupé de problèmes d’emploi, le problème de logement, le problème des gens les plus difficiles, ensuite si vous voulez, habitant à côté d’une petite ville qui est très connue et très difficile du point de vue de sa population, Les Mureaux, essayer de monter quelque chose, s’occuper des jeunes enfants immigrés de cette ville…
Ce que la Résistance a changé dans votre vie ?
Ça m’a changé ma vie, orienté ma vie, parce qu’en fait ma vie elle n’était pas commencée. Je pense qu’il y a un certain nombre de choses si vous voulez, il y en a une en particulier, je… j’ai horreur de l’idée qu’on met des gens en prison et je considère que c’est un scandale de la manière dont on met des gens en prison préventive. C’est leur faire subir un supplice.
Une autre chose, c’est que si je me suis trouvé pendant quelque temps à avoir un rapport difficile avec tout ce qui était allemand, après j’ai trouvé tout à fait extraordinaire tout ce qui a pu se faire pour l’Europe, et que pour moi, l’Europe c’est la grande chose du XXème siècle.
C’est difficile mais c’est quand même extraordinaire et c’est un modèle pour le monde, pour toutes les difficultés qu’il y a dans le monde, de penser que des gens qui se sont battus pendant des générations et des générations peuvent vivre ensemble. Et ça me donne l’idée que, comme je suis chrétien, que le respect de l’autre et l’amour de l’autre même s’ils sont ennemis, c’est extrêmement important et que c’est la chose la plus importante pour essayer d’aller vers le bonheur sur terre.
Message aux jeunes générations
Mon expérience a un intérêt, un vague intérêt historique, mais la chose principale, c’est de dire qu’il y a toujours des choses qui ne sont pas supportables et que on doit toujours essayer de lutter contre ce qui est injuste et ce qui n’est pas supportable et que toute génération a cette possibilité, que si le problème de la guerre s’est posé pour moi si vous voulez et pour les gens de mon âge, pour les jeunes auxquels je peux parler et qui peuvent avoir entre 15 et 17 ans, je leur dis « ne croyez pas que vous êtes dans une génération où il n’y a rien à faire » et je dis « parmi les choses les plus importantes et les plus importantes pour notre avenir, parce que … pour la France, c’est de reconnaître que chacun a la même valeur et qu’en particulier, ce sont les jeunes qui peuvent éviter les problèmes de racisme. Or notre pays avec l’importance de l’immigration, est en face de ce problème, et c’est les jeunes qui peuvent le résoudre.