A quelques semaines de ses cent ans, l’historienne Rolande Trempé, spécialiste du monde des mineurs et des luttes ouvrières, puis des femmes dans la Résistance, est morte à Paris le 12 avril.
Quand elle naît à Fontenaille (Seine-et-Marne) le 31 mai 1916, second enfant d’un ouvrier boulanger itinérant et d’une jeune repasseuse, son père est au front. Sergent dans un régiment de zouaves, il y disparaît, corps jamais retrouvé, dans une offensive lors de la seconde bataille de Verdun le 19 juillet, à l’âge de 27 ans. « Bel homme, rebelle indépendant et séducteur », aux dires de sa fille qui vouera une vénération sans faille à ce père inconnu, que le goût de l’aventure avait conduit en Afrique du Nord. Il ne connut jamais Rolande, qui ne lui fit qu’un reproche : s’être « hélas, comporté en héros pendant la guerre ».
La fillette est confiée à ses grands-parents maternels, en Brie, où sa grand-mère, orpheline elle-même de la guerre franco-prussienne, lui transmet son antimilitarisme comme son anticléricalisme ; les « bonnes manières » aussi, acquises dans le château voisin, où la petite Rolande est ponctuellement engagée, en marge d’une vie au grand air libre et heureuse. Les bourses qu’elle reçoit, reconnue « pupille de la Nation » en 1919 mais aussi, bonne élève, par l’obtention de concours, l’orientent, méritocratie républicaine oblige et brevet supérieur en poche, vers l’école normale d’institutrices en 1936. Elle enseignera l’histoire et la géographie.
Eprise de liberté
Si l’internat correspond mal à Rolande, éprise de liberté qui fugue souvent pour aller à la découverte d’un monde extérieur qui l’obsède, la rencontre de disciples du pédagogue Félix Pécaut (1828-1898), fondateur de l’école normale supérieure de Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine), temple de la laïcité, la motive pour le concours de professeur des écoles primaires supérieures. Reçue, elle demande son affectation en Algérie et la voilà nommée à Constantine. Mais elle doit renoncer au départ quand la déclaration de guerre en septembre 1939 la retient en métropole pour s’occuper de sa mère, son frère aîné étant mobilisé. Elle débarque alors à Charleville-Mézières, au volant de sa Ford – éprise de vitesse, cette sportive se voudrait aviatrice si le machisme du milieu ne lui en fermait la voie – où son énergie et ses talents oratoires font sensation.
C’est bientôt la défaite, et l’exode. Evacuée vers l’Ouest elle assiste, à Nantes où des amis communistes l’accueillent, à un défilé allemand et décide d’entrer en résistance. En esprit pour l’instant. De retour à Charleville en 1942, elle opte pour l’activisme, adhère au PCF, rejoint en tant qu’agent de liaison les francs-tireurs et partisans, sillonnant la région en vélo. A la Libération, tandis qu’elle participe à la fondation de l’Union des femmes françaises qui milite pour la défense des droits des femmes, Rolande Trempé se présente aux élections municipales, le premier scrutin ouvert aux femmes, mais le PCF, qui se sert de sa popularité, se méfie toutefois de son irréductible insoumission, la dénigre et l’écarte finalement. Furieuse, elle quitte toutes ses responsabilités, jusqu’à la région où elle a tant œuvré.
Arrivée à Toulouse en 1947 pour y enseigner la pédagogie à l’école normale nationale d’apprentissage, elle y renoue avec l’histoire, préparant un diplôme d’études supérieures (DES) sous la direction de Jacques Godechot qu’elle rencontre en 1952. Un choc humain doublé par la découverte de Jean Jaurès – « un homme complet » à ses yeux – qui vont marquer son engagement intellectuel. Un fonds d’archives sur les mineurs de Carmaux, surabondant, décide du sujet de sa thèse d’histoire sociale.
Le domaine comme la discipline sont encore peu explorés et Rolande Trempé y rejoint d’autres pionnières fameuses, Madeleine Rebérioux, Annie Kriegel ou Michelle Perrot. Elle est encore de la partie quand naît en 1960 la revue Le Mouvement social sous la houlette de Jean Maitron, qui fit entrer l’histoire ouvrière à l’université. Assistante à la faculté des lettres de Toulouse dès 1964, elle y achève sa thèse et s’apprête à la soutenir quand le mouvement étudiant au printemps 1968 retarde l’échéance.
Si elle porte « un regard sans illusion » sur une contestation trop peu politique pour elle, que les étudiants baptisent « la vieille pétroleuse », Rolande Trempé se laisse gagner par une critique de l’ordre établi qui la réjouit au point de rejoindre finalement les rangs étudiants. Au risque de rompre avec le PCF.
Actrice de l’histoire autant qu’historienne
En juin 1969, sitôt soutenue sa thèse de micro-histoire sociale, saluée par Ernest Labrousse lui-même, grand maître de l’histoire économique et sociale alors, elle est recrutée par Jacques Godechot et Philippe Wolff pour enseigner à l’université Toulouse-Le Mirail où elle s’attelle à renouveler les pratiques pédagogiques, associant les étudiants à la construction des cours, dialoguant et débattant, proposant, avec Rémy Pech, un jeune assistant qui partage ses vues, des visites de sites industriels pour donner aux étudiants un aperçu des réalités de la condition ouvrière. Dans la même optique, elle préconise, l’une des premières, l’utilisation de la vidéo et du témoignage filmé à des fins historiques, préservant ainsi et diffusant la mémoire des humbles.
Si elle se défend d’être féministe, Rolande Trempé, actrice de l’histoire autant qu’historienne, s’attache à faire reconnaître la place des femmes, choisissant l’ampleur des enjeux sociaux contre les querelles de chapelle ou de clans, tout en s’efforçant de s’adresser à toutes et tous « sans jargon intellectuel de haute volée ». De cafés-histoire en cours d’éducation populaire, la nouvelle retraitée croise les perspectives pour évoquer le monde du travail, la Résistance au féminin comme celle des FTP-MOI (main d’œuvre immigrée). La rigueur de sa démarche, la constance de ses options, un goût pour l’insoumission et une liberté frondeuse ont fait de cette femme généreuse un modèle d’énergie et d’indépendance pour celles et ceux qui l’approchèrent.