Vernant Jean-Pierre "Colonel Berthier"
Auteur de la fiche : Pierre Assouline
Jean-Pierre Vernant
Pour saluer Jean-Pierre Vernant
Ce n’était pas seulement un homme mais un groupe. Une bande d’amis à lui tout seul. De l’adolescence au Collège de France, il a toujours vécu une manière de communauté. Il disait moins “je” que “nous”. Question d’habitude, réflexe conditionné. Au faîte des honneurs, d’une carrière et d’une vie bien remplies, quand il se retournait sur son passé, il distinguait aussitôt les différents chapitres de sa biographie : un fil d’Ariane (le groupe), un moment-clé (la Résistance), un être au-dessus de tous les autres (le frère aîné), les illusions perdues version XXème siècle (le communisme), une passion dévorante (la Grêce ancienne), la pluridisciplinarité (la philosophie et la psychologie dans l’histoire).
Prolixe, enthousiaste, chaleureux. Il ne se voulait pas un maître mais il avait des disciples. Chaque fois que vous lirez l’expression “donner à voir” dans le livre d’un helleniste ou d’un historien, vous pouvez parier qu’il était de ses élèves ; c’était l’un de ses tics de langage et d’écriture. Beaucoup lui doivent beaucoup tant il était généreux de son temps, d’une érudition et d’une intelligence disponibles à tous. Fils d’un intellectuel socialiste et dreyfusard mort en 1915, il s’était engagé lui-même très tôt dans les rangs des Jeunesses communistes. J’ai souvenir d’un déjeuner au Balzar, près de la Sorbonne, il y a une vingtaine d’années, pendant lequel je lui demandai de réagir en quelques mots. Le Front populaire ? ” Un instant de bonheur”. La guerre d’Espagne ?” La grande fêlure”. Les accords de Munich ? “Le premier grand déchirement”. Le pacte germano-soviétique ? “Un coup terrible”. Prof de philo au début de la guerre, il se retrouve dès 1941 à organiser les groupes paramilitaires du mouvement Libération à Toulouse. Quelques mois après, il est chef départemental de l’Armée secrète pour la Haute-Garonne puis responsable de la lutte armée pour le Sud-Ouest. On l’appelait “le colonel Berthier”. Après, il en a oublié l’uniforme (mais pas la secrète complicité qui lie à jamais les anciens clandestins) pour le CNRS, l’agrégation, l’Ecole pratique, le Collège de France, les voyages, les doctorats honoris causa, l’amitié active de Pierre Vidal-Naquet et de Marcel Détienne, la mise à distance du PCF à partir de 1956 et l’excommunication en 1970, les travaux et les jours. Et de grands livres devenus des classiques qui furent l’orgueil des éditions Maspéro : Mythe et pensées chez les Grecs (1965), Mythe et tragédie en Grêce ancienne, (1972), Religions, Histoires, raisons (1979), Les ruses de l’intelligence (1974), La cuisine du sacrifice en pays grec (1979)… Avec toujours la même exigence intellectuelle, la même ouverture d’esprit, la même curiosité critique, non celles d’un historien ou d’un philosophe, mais d’un homme qui se disait “un animal bâtard, quelqu’un qui fait de l’anthropologie historique”
Il s’appelait Jean-Pierre Vernant et il vient de s’éteindre à 93 ans. Il était l’honneur fait homme, de ceux qui y mettent autant de dignité, de discrétion que d’humilité. En toutes circonstances et à tous les âges de sa vie, un résistant. Pour beaucoup, un modèle, un exemple, quelqu’un de rare.