Girard Henri Louis "dit Abel"
Auteur de la fiche : Bruno Carlier
Henri Louis Girard
Né le 20 avril 1914 à l’Isle-sur-le-Doubs (Doubs), marié à Charlieu (Loire) le 19 juin 1937 à Marguerite (Marie Charlotte) Delcourt, deux enfants : Bernadette (Jeanne Henriette Marcelle) née le 17 juin 1940 et Jean-Claude (Charles Philippe) né le 7 juin 1942, tous deux à Charlieu, membre de Libération, du maquis de Chauffailles, du 3e Bataillon du Charollais, de la 1re DFL, décédé le 22 novembre 1944 à Lepuix-Gy (Territoire de Belfort).
En se limitant à l’état civil, on pourrait ainsi résumer l’existence d’Henri Girard, un de ces multiples « résistants méconnus » qui ont fait vivre la Résistance. Sous son apparente banalité, peut-être son itinéraire est-il représentatif de beaucoup d’autres. Parce qu’il est mon grand-père, et qu’il n’y a plus guère dans la famille de témoin vivant de son action, hormis ses deux sœurs dont le témoignage a été précieux, ce récit prend pour moi une valeur particulière. Les lignes qui suivent sont forcément incomplètes. L’épouse d’Henri Girard a conservé de nombreux documents le concernant, et particulièrement la totalité des lettres qu’ils ont échangées entre 1939 et 1944. Mais, décédée en 1964, elle n’a laissé que ces papiers, dont la compréhension n’est pas toujours aisée. Il y a un peu plus de dix ans, j’ai essayé de collecter des témoignages[1], mais mon éloignement professionnel, et surtout le temps qui passe, rendent désormais l’entreprise hasardeuse.
Henri Girard est né le 20 avril 1914. Son père (Henri) Philippe Girard, sergent au 107e bataillon de chasseurs à pied de Besançon, est « tué à l’ennemi » le 29 septembre 1915 à Saint-Hilaire Souain (Marne)[2]. Henri a un an et demi ; il devient pupille de la nation. Sa mère Eugénie Mélanie Haab, veuve Girard, se remarie avec Paul Renard vers 1920. Ils ont deux filles : Marcelle et Georgette. Henri est adolescent quand tous d’installent à Charlieu. Paul Renard, pour des raisons de santé, vient prendre quelques mois de repos chez ses parents à Cuinzier, en 1927. Il vend alors sa charcuterie de l’Isle-sur-le-Doubs. Plus tard, il crée une petite entreprise de tissage à Charlieu, de soierie d’abord, d’indémaillable ensuite.
J’ignore quelle image Henri a gardé de son père mort si tôt. Mais il en évoque le souvenir lorsque, mobilisé, ses pérégrinations au cours de la « drôle de guerre » le font passer à proximité de Douaumont. Il a cependant toujours appelé son beau-père papa, et une vraie tendresse paraît l’unir à ses deux petites sœurs.
De son enfance, de son adolescence, heureuses, je ne sais pas grand-chose. Henri ne suit pas des études très longues : le petit séminaire de Maîche (Doubs), puis l’Institution Notre-Dame de Charlieu, guère au-delà de seize ans. Puis il travaille avec son beau-père, dans le textile. Lorsque l’usine passe à l’indémaillable en 1936-1937, Henri et son beau-père vont en Allemagne acheter des machines. On peut ainsi expliquer les photos prises en mars 1937 à la foire de Leipzig. Sans doute, il est surprenant de voir un futur résistant photographié sur fond de croix gammées. A contrario, on peut avancer que, dès avant la guerre, il a personnellement vu l’Allemagne nazie. Et il est difficile de ne pas faire le lien avec la suite[3]. Son beau-père Paul Renard, blessé pendant la Première Guerre mondiale, qui a connu les tranchées et les attaques à la baïonette[4], lui conseille de faire son service militaire dans le service sanitaire, afin de ne pas être en première ligne en cas de guerre. Henri est donc à la 14e section d’Infirmiers militaires de Lyon entre avril 1935 et octobre 1936. Il en revient avec le Brevet d’infirmier militaire et le grade de sergent, puis de sergent-chef en novembre 1938. Henri Girard est un jeune homme actif. Militant de l’Action catholique de la jeunesse française (ACJF), il entre en 1929 (il a 15 ans) à la troupe des Scouts de France de Charlieu, la 1re Saint-Philibert comme Chef de Patrouille. Il en est du reste, avec Marius Lyonnet, un des créateurs. Il devient Assistant en 1930, puis ScoutMestre (chef de la troupe) de 1931 à sa mobilisation en 1939[5]. Plus largement, il participe à l’extension du scoutisme dans la région de Roanne. La formation de la jeunesse, la religion, sont des axes importants de sa vie. Ses amis de l’époque évoquent son caractère bon, posé, jovial et bon vivant autant que réfléchi : ces qualités ont pu l’aider à mener une bande de jeunes garçons. C’est également un sportif, peut-être un peu casse-cou. Pas très grand (1m64[6]), solidement bâti, il paraît être assez sportif. Il pratique la randonnée, le camping, la natation, la pêche, le ski, le vol à voile ; il est adhérent de l’Aéro-club de Vichy depuis au moins 1934[7] et titulaire d’un permis moto. Les sports mécaniques sont des sports de sensations autant que de sang-froid ; il y a peut-être là quelques indications à retenir sur son caractère. Ce ne sont pas cependant des sports très démocratiques. Il fait également de la peinture et joue du violon. Parallèlement à la section du Parti démocrate populaire (PDP) de Charlieu existe dans les années 1930 un Cercle d’études catholiques dirigé par l’abbé Christophe. Henri, en bon pratiquant, le fréquente. C’est là sans doute qu’il rencontre Marguerite dont le père, Charles Delcourt, commerçant en tissus, est membre du PDP et participe à de nombreuses œuvres catholiques, comme les Conférences Saint-Vincent de Paul, en particulier financièrement. Charles Delcourt paraît avoir eu un rôle politique local discret, mais réel. En 1932, il permet l’élection de six conseillers municipaux PDP, dont il n’est pas : il finance, anime, mais n’apparaît pas au premier plan[8]. En 1936, il participe à la campagne législative du candidat PDP Maurice Guérin, dont témoigne une photographie dédicacée :
« A Charles Delcourt, qui fut le généreux en même temps que trop modeste animateur de la campagne Démocrate Populaire de Mars-Avril 1936, dans la Deuxième circonscription de Roanne,
En témoignage de ma profonde et fraternelle gratitude.
Maurice Guérin. Charlieu, ce 29 avril 1936. »[9]
Par l’intermédiaire de son ami Gaston Charnay[10], également membre du PDP, Henri, qui recrute pour sa troupe de Scouts, demande à Charles Delcourt d’autoriser sa fille à devenir cheftaine. Dès leur première rencontre, c’est le coup de foudre. Marguerite et Henri ont ainsi l’occasion de se fréquenter, de s’apprécier, mais aussi d’agir ensemble. Ils se marient en juin 1937. Marguerite a 20 ans, Henri 23 ans. Dans son homélie, l’abbé Verdellet, qui unit Marguerite et Henri (« Cher ami » : il est un des aumôniers des Scouts), revient sur le dévouement commun consacré à cette troupe de jeunes garçons, et à la préparation qu’ils ont ainsi reçue pour mener à bien leur rôle de parents. Il est vraisemblable qu’Henri trouve chez Charles et Maria Delcourt une seconde famille ; les lettres de Charles et Henri en particulier témoignent d’une grande affection réciproque. Leurs engagements en partie communs : catholiques, sociaux, ont pu les rapprocher, comme évidemment l’amour de Marguerite, et peut-être chez Henri la recherche d’une sorte de second père[11]. Cela dit, il n’est pas certain qu’Henri ait été mis en position de discuter : épousant la fille, il prend aussi le magasin[12]. En guise d’apprentissage, il fait un stage à Lyon, dans un magasin de confection pour hommes. Sa vraie famille passe au second plan, et Henri voit sa mère presque en cachette, en allant chercher le courrier à la Poste. Le couple s’installe au deuxième étage, rénové pour l’occasion, de la maison de Charles Delcourt. Henri doit faire preuve d’autorité pour obtenir de manger chez lui, et non avec ses beaux-parents. Un an plus tard, une naissance s’annonce. Leur premier enfant, de sexe masculin, est mort-né ; il est cependant inscrit au livret de famille à la date du 31 août 1938. Henri Bonnetain, fils de cousins plus proches par les liens amicaux que familiaux, naît au même moment. Henri Girard est son parrain, et sans doute un petit peu plus que cela ; les photographies montrant Henri, Marguerite et le petit Henri Bonnetain ressemblent fort à des photos de famille. Peu avant la déclaration de guerre, Henri est rappelé ; il rejoint son corps le 26 août 1939. Le 28 il écrit sa première lettre à Marguerite, depuis Ecully (Rhône). Il annonce un prochain départ pour Rumilly (Haute-Savoie) et s’inquiète de son moral :
« Et toi ma petite Guiguite, je pense que tu ne te fais pas trop de souci, il ne faut pas, tu me l’as promis, et si je supposais que tu te fasses de la bile, tu sais que je ne serais pas heureux, alors c’est promis. »
Il parle d’aller à Charlieu, si l’occasion s’en présente, demande des nouvelles de la famille : Jean Delcourt, futur prêtre, son beau-frère, Léon Bonnetain, père du petit Henri, s’inquiète de la bonne marche du magasin. Il fait tout, en somme, pour rester en communauté de pensée, de vie presque, avec son épouse. Toutes les lettres, jusqu’au bout, sont sur le même modèle : Henri s’inquiète de la santé, du moral de Marguerite et de ses parents, lui raconte sa vie quotidienne ; Marguerite fait de même de son côté. Henri se tient au courant de la vie de sa troupe de Scouts, des promesses et des montées. Il évoque les souvenirs, et la vie qui continue sans lui, à Charlieu, à Saint-Nizier où Charles Delcourt possède une petite maison et une vigne ; il parle de vendanges et de la difficulté à les organiser en raison de la mobilisation. Marguerite fait de même de son côté et lui envoie des colis (vêtements chauds, nourriture…), un peu d’argent, un petit bouquet de violettes[13]. Parfois un télégramme, le téléphone, permettent d’abolir un peu la distance. Leur vie commune, si courte (deux ans), se poursuit ainsi artificiellement, mais avec une grande intensité derrière l’apparente banalité des mots. Le 2 septembre, Henri est à Rumilly. A partir du 6, il est logé chez M. Dhelens, électricien-mécanicien faubourg du Pont-Neuf. C’est là qu’il se fait adresser ses lettres, afin de contourner la censure militaire et écrire plus librement, mais aussi dans l’espoir d’accélérer le service du courrier. Le 9 septembre, un télégramme annonce qu’une tentative de visite de Marguerite à Henri est abandonnée, en raison du contrôle sévère de la circulation. Mais toute la journée du dimanche 10, Henri espère. Il s’en ouvre dans sa lettre du soir et laisse percer sa déception :
« Ce dimanche m’a paru terriblement long, et le soir, je t’avoue encore, j’ai bien versé quelques larmes, d’ennui, de déception, je ne sais pas. (…). Je suis bien content de tous les détails que tu me donnes, et cela me fait bien plaisir, mais tout de même, me permettras-tu une remarque, tous ces détails d’ordre général m’intéressent, mais en réalité, il n’y a qu’une seule chose, qu’une seule personne qui m’intéresse vraiment, tu sais bien que c’est toi (…). Tu ne me parles pas de ton cœur, de tes pensées, comme je le fais chaque jour (…), mais puisque je ne puis plus être près de toi, laisse-moi au moins pénétrer dans ton intimité par le courrier, raconte-moi un peu tes pensées, tes peines, tes douleurs, et aussi tes satisfactions et tes joies, afin que je n’aie plus cette sensation d’isolement qui est si dure. »
C’est le 17 septembre qu’a lieu la visite tant attendue : Marguerite vient seule, en train. Bernadette naît le 17 juin 1940 ; la visite de Marguerite, furtive, pas forcément approuvée par son père, est une visite heureuse. Les cantonnements changent, mais Henri voit peu la guerre. Il participe à la chorale organisée par l’aumônier militaire, l’abbé Bouiller, à l’organisation d’une conférence du père Doncœur, confie à son épouse ses tentatives pour ramener à la religion certains de ses camarades, et éventuellement l’adresse d’une famille à aider pécuniairement. De rares permissions, des lettres quotidiennes lui permettent de rester en contact constant avec son épouse, sa famille, ses Scouts, et Charlieu. Le 24 mai 1940, il est fait prisonnier à Helfaut (Pas-de-Calais) avec sa formation. Il est interné en Prusse orientale dans le Stalag IB, sous le matricule 31-339. Rapatrié comme sanitaire, il est libéré et démobilisé au camp de Roanne-Mably le 8 août 1941. Il retrouve une vie normale, dans les conditions un peu particulières de l’époque, mais Charlieu, quoi que proche de la ligne de démarcation, est en zone non occupée, et Charles Delcourt possède un jardin, des poules et des lapins, dont il prend grand soin, sans compter le produit des vignes de Saint-Nizier ; l’ordinaire ne doit pas être trop frugal. Cette vie est essentiellement consacrée à sa famille : à sa femme, à sa fille qu’il n’a pas vue depuis sa naissance, à son fils Jean-Claude qui naît le 7 juin 1942, dix mois après son retour de captivité. Il travaille au magasin de son beau-père, retrouve les Scouts, et consacre également beaucoup de temps au Comité d’entr’aide aux prisonniers dont il est secrétaire ; chaque mercredi il s’occupe de la confection et de l’envoi de colis. On sourit à la lecture d’une lettre-circulaire que lui adresse la Milice française, pour l’inviter à une réunion publique d’information le dimanche 14 mars au Théâtre municipal de Roanne :
« Vous avez subi de trop longs mois de souffrances morales et physiques. Dans votre exil, vous aviez imaginé une France qui n’est pas celle que vous avez trouvée. Vous pensez que ceux qui ont eu la chance de rentrer chez eux à la démobilisation n’ont pas fait ce qu’ils auraient dû et pu faire. »
Si les conclusions ne sont pas les siennes, le diagnostic n’est pas mauvais…
Parmi les citations accompagnant les décorations posthumes d’Henri Girard[14], on trouve cette indication :
« rapatrié en 1941 comme sanitaire, entre immédiatement dans la résistance, diffuse les premiers journaux clandestins dans la Loire, organise un premier groupe de résistance armée en 1942, héberge des opérateurs de radio, assume la responsabilité d’un parachutage d’armes. »
Ce que j’ai pu reconstituer de ses activités paraît plus terre-à-terre. Henri Girard, membre du mouvement Libération, appartient à une « sizaine » de Charlieu avec Joannès Chemier, Jules Lèbre, Jacques Picard, Marius Sève, et peut-être Jean Bourlot. C’est là sans doute qu’il prend son pseudonyme d’Abel. De la part d’un catholique pratiquant, ce choix ne saurait être que symbolique : Abel est le bon fils de la Bible, c’est une référence à Philippe Girard dont Henri veut ainsi prendre la suite. Mais il est certainement moins question là de vengeance, que de fidélité. La fonction essentielle du groupe est de recueillir des informations, surveiller la ligne de chemin de fer Roanne-Paray-le-Monial, cacher des personnes recherchées. Il est question également de la fourniture de faux papiers, cartes d’habillement et d’alimentation notamment ; peut-être faut-il faire le lien avec les six conseillers municipaux PDP de 1932. Pour ce qui est de la presse clandestine, il n’y a rien de formel, mais Témoignage Chrétien est entre autres diffusé à Roanne par un abbé Verdellet : c’est peut-être celui qui a marié Henri et Marguerite en 1937[15]. Il est également possible que des manifestations patriotiques aient été organisées à l’occasion de fêtes nationales[16]. Un autre événement avéré, mais modeste, est la promenade faite un dimanche du début de 1943 par Henri Girard et son ami Noël Robin[17] de Saint-Denis-de-Cabanne. Ces deux cyclistes sont chargés de reconnaître si l’île de Bagneaux, située en bord de Loire sur la commune de Melay (Saône-et-Loire), peut servir de terrain d’atterrissage. Le soir du 19 mars 1943, c’est là qu’atterrit le Lysander ramenant d’Angleterre Jean Moulin, le général Delestraint et Christian Pineau. Rien n’indique des actions armées, mais il est vrai que des armes dissimulées seront retrouvées à la maison dans les années 1960, à l’occasion de la réfection d’une toiture. Tout ceci cependant a dû suffire à en faire un homme dangereux. Dénoncé comme résistant, il doit se cacher et cesse de voir sa famille.
A la fin de 1943, il envisage de rejoindre le maquis en Saône-et-Loire. Il ne peut comme prévu entrer au maquis de Beaubery, attaqué et dispersé le 11 novembre, mais se joint un peu plus tard, avec quelques camarades de Charlieu, au maquis de Chauffailles formé par un groupe de rescapés de Beaubery en février 1944. Malgré l’attaque allemande du camp de Thel le 2 mai, le maquis est particulièrement actif à partir de juin 1944. Henri Girard est au maquis, peut-être à la fin de l’hiver, plus sûrement au printemps[18]. C’est à ce moment (la gestapo vient les chercher le 18 mai 1944) en effet que Charles Delcourt ferme son magasin deux semaines et se cache en famille à Claveisolles, grâce aux religieuses enseignantes de l’ordre de l’Enfant Jésus qui ont une école à Charlieu. Le village de Claveisolles n’est pas loin du col des Echarmeaux, dans la zone précisément que contrôle le maquis de Chauffailles. Cantonné non loin de Charlieu, il est vraisemblable qu’Henri y fait quelques passages. C’est sans doute à cette période que se situe l’épisode parfois raconté par maman. Apercevant Henri à la maison, elle s’écrie : « c’est mon papa ! ». Marguerite s’emploie alors à l’en dissuader. Bernadette n’a pas quatre ans ; c’est son seul souvenir de son père. Au château d’Azolette, près de Chauffailles, à la mi-juillet 1944, deux charliendins, un clerc de notaire et un commerçant sont jugés pour collaboration et exécutés près du Mont Pinay. Henri Girard et l’abbé Chevallard tiennent le rôle de l’avocat dans ce procès à l’issue prévisible. Henri participe donc, même indirectement, à ces exécutions – à d’autres aussi peut-être. Il peut y avoir un certain courage à s’opposer ainsi au groupe, à s’assimiler un instant à l’adversaire, à imposer le droit – même formel – à un débat contradictoire. Le rôle de l’avocat correspond bien à ce que l’on sait de ses convictions et de son caractère, et on l’imagine mal ne prenant pas au sérieux cette fonction, même si l’enjeu est faible et l’issue prévisible. Le reste est affaire de conscience. Le 1er août, le maquis de Chauffailles devient 3e Bataillon du Charollais.
Il compte 500 hommes au 1er septembre. Henri Girard, promu adjudant, est chef de section dans la 1re Compagnie. Le 3e Bataillon du Charollais organise fin août diverses actions, dans la région de Tarare et de Romanèche-Thorins (attaque de convois allemands en retraite, sabotage de voies ferrées) et participe à la libération de la Saône-et-Loire, en particulier le 6 septembre de Montceau-les-Mines. Plusieurs photographies montrent Henri Girard avant ou après l’attaque de Romanèche-Thorins, y sabotant une voie de chemin de fer, ou après le combat à Montceau-les-Mines. A la mi-septembre, le 3e Bataillon du Charollais est incorporé à la 1re Division Française Libre, Bataillon de Marche n° 5. Henri Girard est de ceux qui signent alors un engagement volontaire pour continuer le combat dans l’armée régulière, « jusqu’à la fin des hostilités ». Malgré Charles Delcourt qui le presse de regagner son foyer après la libération de la région, il refuse d’abandonner les hommes de sa section. Il est affecté à la 2e Brigade, 3e Compagnie. Comme ses camarades, il n’est pas avare de récriminations contre les « résistants de la onzième heure », contre ceux aussi qui sont rentrés chez eux en septembre 1944. Il leur en veut de ne pas en faire assez, puisqu’ils ne font pas tout ; de ne pas avoir son sens de l’honneur en somme. Une lettre, commune à tous les charliendins des Bataillons du Charollais, et destinée au Comité d’Epuration de Charlieu, en témoigne :
« Nous n’ignorons pas qu’il est plus facile de faire de la parade dans une petite ville, de se promener avec des cocardes sur la poitrine et une tenue impeccable, ou même de faire pétarader une Traction avant sur les boulevards, plutôt que de tenir des positions en première ligne, dans vingt centimètres de boue, sous la pluie, sans imperméable et avec des souliers percés, et faire des patrouilles dans les bois occupés par l’ennemi, pendant que les 88 et les Minenwerfer jouent la danse macabre. »[19]
A l’occasion de l’occupation du village de Lepuix-Gy, au moment de la percée de Belfort, Henri Girard est chargé d’une patrouille dans les environs. Il est tué à la tête de ses hommes, à proximité de la maison forestière de Malvaux, au pied du Ballon d’Alsace, à l’occasion d’un coup de main contre une poche de résistance ennemie, le 22 novembre 1944. Son corps ne peut être récupéré que le lendemain, dépouillé de ses objets de valeur et de son alliance, par Gaston Gireaud. Il est déposé à la morgue installée dans une grande salle de Giromagny. Henri Girard y retrouve l’abbé Chevallard, professeur à Saint-Gildas (Charlieu), capitaine-aumônier au 11 Cuirassiers tué la veille au moment de la prise de Giromagny. Les deux corps sont rapatriés à Charlieu, ensemble, le 20 décembre, par Charles Delcourt et Jean Chevallard, le frère de l’abbé, dans la camionnette de Marius Gelin. Henri Girard meurt dans une région qu’il connaît bien, où il s’est promené en famille, où il a organisé des camps scouts, à une cinquantaine de kilomètres de son lieu de naissance.
Le 20 décembre 1944, Georges Bidault écrit à Charles Delcourt :
« Mon cher ami,
J’apprends le malheur qui vous frappe et j’en suis consterné. Vous n’aurez pas offert à la patrie de sacrifices qui ne vous aient pas coûté. Mais cela est dur et il faut que nous ayons en nous la foi et l’espérance également inébranlables pour supporter de tels coups. Je vous dis, dans votre grande peine, mon affection et, pour celui qui n’est plus, mon admiration et mon respect. Je suis avec vous de tout cœur,
Bidault. »
Le 25 juin 1946, Marguerite obtient la qualité de pupille de la nation pour ses deux enfants, Bernadette et Jean-Claude. En août 1946, Marguerite reçoit du maire de Lepuix-Gy l’autorisation de faire apposer une plaque commémorative sur un des rochers qui bordent la route nationale, à quelques mètres de la maison forestière de Malvaux. Elle y est encore. Le 11 novembre 1946, le colonel Paul Rivière remet à Bernadette et Jean-Claude Girard la médaille de la résistance de leur père. Marguerite fait tout pour conserver le souvenir de son mari, dont la photo est partout à la maison, mais se le fait aussi parfois rappeler violemment, comme elle l’avoue en mars 1945 au détour d’une lettre à sa belle-mère : ses enfants ont récemment été traités de « gosses de bandits ». Elle adhère à des associations et amicales de Résistants. Comme son père et son frère, elle participe à la transformation du Journal de Roanne en Pays Roannais. Longtemps, il y a eu au grenier les papiers du Comité d’épuration de Charlieu[20] ; il reste aussi une brochure reprenant le programme du CNR. Marguerite siège au conseil municipal entre juin 1945 et septembre 1947, prenant en quelque sorte la suite d’Henri qui y avait été nommé en septembre 1944.
Quelques rumeurs font état d’une volonté municipale de donner à une rue de Charlieu le nom d’Henri Girard, mais rien ne le confirme[21]. Le jour de ses vingt ans, Bernadette reçoit en cadeau un petit livre cartonné de rouge, où sont recopiés quelques extraits des dernières lettres de son papa : pour qu’elle n’oublie pas. D’Henri Girard, on retiendra le jeune âge : trente ans, et le fait que sa famille, sa femme, ses jeunes enfants, ne l’ont pas empêché de participer à la libération de son pays, et d’en mourir. Son éducation et sa pratique catholique, sa proximité avec le PDP, sa participation au service de santé, son engagement dans le scoutisme, permettent de retenir l’idée que la notion de service, de sacrifice au besoin, est pour lui importante. Le souvenir de son père, son voyage en Allemagne en 1937, permettent d’y ajouter le patriotisme. Au total, on ne doit pas être bien loin des idéaux diffusés par les Cahiers du Témoignage Chrétien.
En revanche, ses sentiments politiques sont sans doute assez peu progressistes. On relève dans la correspondance d’Henri et Marguerite quelques (rares) notations qui relèvent de l’antisémitisme diffus des milieux catholiques[22] : tel fournisseur est très convenable, « quoi que juif », telle recrue qui a obtenu un certificat médical de complaisance le doit aux membres de sa « secte ». Ce n’est donc pas du côté de l’idéologie que l’on cherchera les motivations de son engagement, même si à l’inverse rien n’indique une quelconque réticence à partager le combat de camarades aux idées opposées. Celui qui croit au ciel ne craint pas de fréquenter celui qui n’y croit pas ; tout au plus essaie-t-il parfois de le convertir.
Sa seconde famille enfin a pu renforcer ces convictions : son beau-père Charles Delcourt, qui en lui perd plus qu’un gendre – un successeur, presque un fils – accompagne Henri dans ses engagements. Il sera décoré également de la Médaille de la Résistance[23]. Ni chevalier, ni inconscient, Henri Girard meurt à trente ans, en pleine maturité, parce qu’il a une haute idée de ses devoirs et qu’il va au bout de ses engagements.
[1] Entretiens, fin 1989 et début 1990, avec Joannès Chemier, Gaston Charnay, Robert Trouillet, Paul Robin notamment, et divers courriers de Gaston Gireaud, René Fléchard, André-Robert Jeanneret, Jo Touboul, René Coste. Entretiens du 1er mars 2004 avec René Coste, du 24 février 2004 avec Marcelle Démure née Renard, du 24 février 2004 avec Tony Lassagne, du 28 février 2004 avec Lucien Rampon.
[2] Notice visible sur le site http://www.memoiredeshommes.sga.gouv.fr .
[3] Dans sa lettre du 3 septembre 1939 à son épouse, Henri écrit : « A l’heure où je t’écris, la guerre doit être déclarée (souviens toi, et dis moi si je n’avais pas raison) et nous ne pouvons pas savoir ce qu’il arrivera et quel sera notre sort. »
[4] Contrairement à Charles Delcourt qui a fait la guerre à l’Arsenal de Roanne.
[5] Voir : http://www.riaumont.net/Memorial/ConsultMemorial.phtml?Num=428, la page le concernant sur le site du mémorial des Scouts morts pour la France.
[6] C’est un chiffre intermédiaire entre celui que donne son livret militaire (avril 1935) : 1m62, et celui porté sur son passeport (février 1937) : 1m68. C’est aussi la taille indiquée sur sa carte d’identité (décembre 1941).
[7] Sa carte d’adhérent précise que « Les membres Actifs sont ceux qui appartiennent ou ont appartenu à l’Aéronautique. » Mais nulle part une telle appartenance d’Henri Girard n’est attestée. Un reçu d’adhésion de Paul Renard comme membre participant pour l’année 1935 laisse supposer que cette activité est faite en famille.
[8] Toutefois, lors du premier tour des élections municipales du 5 mai 1935 (scrutin avec panachage), Charles Delcourt apparaît dans les « voix diverses » avec 35 suffrages… ADL, 3M535.
[9] La candidature de Georges Bidault, « dont la famille est originaire de la région », paraît un temps envisagée (9 novembre 1935, courrier du Sous-préfet de Roanne au préfet, ADL, 3M240). Il se présente finalement dans l’Orne. Maurice Guérin obtient 1926 voix sur les 15104 suffrages exprimés, soit 12,75 %, dans la commune de Charlieu 193 voix sur 1173, soit 16,45 %, et dans le canton de Charlieu 639 voix sur 3854, soit 16,58 %. ADL, 3M241.
[10] Gaston Charnay est proche de Georges Bidault, dont il sera le secrétaire. Georges Bidault, second président du CNR, sera longtemps député de la circonscription de Charlieu (2e circonscription de Roanne). Des liens personnels ont pu exister entre Georges Bidault, Henri Girard peut-être, et Charles Delcourt sûrement. Tony Lassagne, ami et conscrit d’Henri Girard, fait exactement le même récit, à ceci près que c’est lui qui aurait accompagne Henri chez Delcourt pour recruter la nouvelle cheftaine.
[11] Un certificat de travail du 20 avril 1943 indique que Charles Delcourt, négociant, patron du magasin « Au bon accueil », déclare employer Henri Girard en qualité de gérant depuis le 21 juin 1937. C’est très exactement le jour du mariage de Marguerite et Henri. Epousant Marguerite, Henri est donc mis en position d’héritier, futur successeur de son beau-père au magasin. L’adoption est complète.
[12] Henri aurait fait part à Tony Lassagne de son envie de quitter le magasin de tissus pour reprendre l’usine d’indémaillable de son beau-père Renard.
[13] Le 6 octobre 1939.
[14] Citation à l’ordre de l’armée (16 mars 1945), Médaille de la Résistance Française avec rosette (décret du 24 avril 1946, JO 17 mai 1946), Citation à l’ordre du corps d’armée (6 juillet 1946), Légion d’Honneur comportant Croix de Guerre avec palme (JO 17 février 1948).
[15] Renée Bédarida, Les armes de l’esprit, Témoignage Chrétien (1941-1944), Paris, Editions ouvrières, 1977, 378 p., cite (p. 78-79) comme diffuseurs de TC à Charlieu l’abbé Claude Roffat et Noël Joly. A ce circuit, venant de Lyon par Roanne, et largement catholique, on peut en ajouter un autre : celui assuré par René Coste, depuis Lyon aussi, mais par Chauffailles. Ce dernier ne se limite cependant pas au Témoignage Chrétien.
[16] Henri y fait allusion dans une lettre du 11 novembre 1944 à son épouse : « Je pense aux 11 Novembre précédents, aux gerbes en Croix de Lorraine fabriquées la nuit et disposées à 5h. du matin au Monument, aux manifestations, aux vibrantes “Marseillaises“… Ça c’était beau, tout ce travail clandestin et pour lequel il y avait plus de risques qu’à la guerre ! »
[17] Membre de Franc-Tireur, déporté à Dora où il est décédé le 5 janvier 1944.
[18] Les archives de l’Amicale des anciens de la Résistance de Charlieu, que je possède actuellement, contiennent une vingtaine de copies de Certificats d’appartenance aux FFI. Celle d’Henri Girard court du 1er août au 9 septembre 1944, date à laquelle il est incorporé dans la 1ere DFL. Quatre seulement citent un engagement antérieur dans le maquis de Chauffailles, et jamais avant le 20 juillet. René Coste de son côté admet cette fouchette : hiver 1943-printemps 1944, mais ne peut apporter davantage de précisions – soixante ans plus tard.
[19] Lettre du 4 octobre 1944, signée par : Marius Sève, Henri Girard, Rémi Maridet, Jean Morel, Joannès Chemier, Louis Fricaud, Jules Lèbre, Claudius Picard. Elle appelle au renvoi du Comité d’épuration de tout « étranger » à la Résistance, coupable de marché noir, et des FTP ou FFI de moins de 35 ans dont la place est dans les formations combattantes.
[20] Ils sont désormais aux Archives départementales de la Loire, à Saint-Etienne.
[21] Rien n’apparaît en tout cas dans les délibérations du conseil municipal, consultées pour les années 1944-1951.
[22] Ce qui n’empêche pas la famille Delcourt de s’occuper de quelques familles juives réfugiées à Charlieu.
[23] Décrets du 24 avril 1946, par lesquels Georges Bidault décerne, le même jour, la Médaille de la Résistance à Henri Girard et Charles Delcourt. Gaston Charnay lui envoie un exemplaire du JO qui les publie.