Lucie Aubrac par Laurent Douzou
Rencontre prévu le 15/10/2010
Conférence du professeur Laurent Douzou donné pour
Mémoire et Espoirs de la Résistance le 15 octobre 2010
Retracer l’itinéraire de Lucie Aubrac dans son détail excéderait le temps dont nous disposons. Et, comme le disait Georges Canguilhem à propos de son ami Jean Cavaillès, faire court en cette matière reviendrait à être insignifiant.
Je vais donc de façon impressionniste donner quelques points de repères et, ainsi, dire quel sens peut, à mes yeux, revêtir le fait que l’Université Lyon 2 ait décidé de baptiser un amphithéâtre du nom d’une résistante décédée, il y aura un an bientôt, dans sa 95ème année.
Lucie Bernard naît le 29 juin 1912 dans une famille de petits vignerons mâconnais. Elle voit son enfance marquée par la première guerre mondiale. Son père est grièvement blessé en 1915 et en gardera des séquelles au point que ses deux filles seront pupilles de la Nation. Lucie Bernard va à l’école primaire, puis suit le cours complémentaire. Elle s’y distingue par des dons intellectuels évidents et prépare le concours de l’Ecole normale d’institutrices à Paris. Reçue, elle refuse in extremis d’y entrer par détestation de la stricte discipline qui y règne. Ses parents ne comprennent pas cette volte-face et elle doit dès lors se débrouiller seule. Installée à Paris, elle vit de petits boulots. Au début des années 1930, elle adhère aux Jeunesses Communistes. Tout en militant ardemment, elle passe ses deux bacs et entreprend des études d’histoire à la Sorbonne. Elle doit, pour ce faire, se réapproprier toutes les connaissances de culture générale que sa formation ne lui a pas permis d’acquérir, en étudiant bien sûr mais aussi en multipliant les rencontres : quakers, jeunes gens du Sillon de Marc Sangnier, jeunes communistes, réfugiés politiques antinazis auprès de qui elle apprend, non sans mal, le latin qui est indispensable aux études d’histoire. En 1938, elle est reçue à l’agrégation d’histoire et géographie et nommée au Lycée des Pontonniers à Strasbourg.
Elle songe alors à faire une thèse sur « la colonisation intérieure dans les Rocheuses du Sud ». Elle obtient une prestigieuse bourse David-Weill et doit s’embarquer pour les Etats-Unis début septembre 1939. Mais elle renonce à ce voyage parce que, le 3 septembre, la guerre est déclarée. À Strasbourg, elle a rencontré Raymond Samuel, ingénieur des Ponts, mobilisé comme officier du génie, qu’elle épouse le 14 décembre 1939 (ils prendront après-guerre pour patronyme l’un des pseudonymes de Raymond Samuel, Aubrac).
Fin août 1940, elle organise l’évasion de son mari alors qu’il est prisonnier de guerre depuis juin et détenu à Sarrebourg. Le couple gagne Lyon. Il y exerce son métier d’ingénieur. Elle obtient un poste au lycée de jeunes filles.
Cette première séquence de la vie d’une jeune femme – elle a 28 ans en juin 1940 – sort déjà de l’ordinaire pour deux raisons qui prennent du relief compte tenu de ce qui va suivre : * passer du certificat d’études primaires à l’agrégation d’histoire et géographie, tout en gagnant sa vie, cela suppose des capacités intellectuelles et une force morale hors du commun : professeur à la Sorbonne, Charles Guignebert, qui l’avait comptée parmi ses étudiants, écrivait d’elle en 1939 : « Elle réussira tout ce qu’elle entreprendra dans l’ordre intellectuel, parce qu’elle saura toujours nettement ce qu’elle veut et le voudra résolument. » ; * Ce qui amène au deuxième trait de la personnalité de la jeune femme. Elle ne s’avoue jamais battue. Ses camarades de militantisme du quartier Latin des années 1930 la décrivent tous comme une « casse-cou ». Jean-Pierre Vernant a dit, longtemps après la guerre, que, dès cette époque, elle lui en « mettait plein la vue », par son courage physique, sa détermination et son audace. Ce qui permet d’insister sur un point que Lucie Aubrac a elle-même souvent mentionné : ce qui la motivait, c’était de s’immerger dans l’action, de transformer sa révolte devant l’injustice en une capacité d’agir. C’était, au fond, dès l’avant-guerre, une femme d’action, guidée par des principes forts.
La défaite de 1940 lui ouvre bien d’autres perspectives. Elle ne se résout pas à la défaite et à l’instauration du régime de Vichy. Elle est de la frêle cohorte des pionniers de la Résistance, de celles et ceux qui littéralement l’inventent. Qu’est-ce qu’un pionnier de la Résistance ? C’est quelqu’un qui, en 1940, refuse de s’incliner. Quelqu’un qui, sans peser le pour et le contre, décide de « faire quelque chose ». Cela suppose deux éléments : d’abord en conscience émerger en s’arrachant à l’apathie suscitée par la défaite de 1940 ; ensuite, oser entamer une action et, par là, opérer une transgression.
À l’automne de 1940, à Clermont-Ferrand, avec le philosophe Jean Cavaillès, Lucie Aubrac rencontre Georges Zérapha, militant de la première heure de la L.I.C.A. (Ligue Internationale Contre l’Antisémitisme) et Emmanuel d’Astier en quête de gens désireux de « faire quelque chose. » Ce sont de fortes personnalités mais Lucie Aubrac n’a aucune difficulté à parler avec elles sur un pied d’égalité. Les débuts sont difficiles. Le petit groupe, qui a pris pour nom La dernière colonne, décide de faire paraître une feuille clandestine. Lucie Aubrac y travaille tout en accouchant d’un garçon, Jean-Pierre, en mai 1941. En juillet, le premier numéro de Libération voit le jour. Elle ne ménage pas sa peine pour développer le mouvement. Elle est de toutes les discussions qui en précisent peu à peu la ligne. Parce qu’elle a une expérience militante, parce que son mari et elle forment un foyer qui accueille les dirigeants du mouvement naissant.
Le noyau qui crée, puis consolide Libération en zone sud a pour caractéristique d’être à la fois contre l’occupant nazi et contre le régime de Vichy et son chef. Mais résister, entre 1940 et 1942, contre le régime de Vichy en zone sud, cela n’est pas si facile : c’est se condamner à un certain isolement et, malgré cela, tenir bon son cap. Le groupe essuie des refus, connaît des coups d’arrêt. Avec la foi du charbonnier, ses membres ne désarment pourtant pas. Et Lucie Aubrac force l’admiration et le respect de ses camarades par sa détermination, par son courage, par son inventivité. Quand son mari est arrêté avec d’autres responsables de l’Armée secrète le 15 mars 1943, elle monte aussitôt une opération pour les faire évader. Cette opération échoue le 23 mars. Son mari est remis en liberté provisoire début mai. Ensemble, avec l’appui de groupes francs, ils libèrent leurs autres camarades. Mais Raymond Aubrac est à nouveau arrêté le 21 juin à Caluire en compagnie de Jean Moulin. Elle organise une opération commando qui le libère au cœur de Lyon, quatre mois plus tard.
Autour de Lucie Aubrac et de ses coups d’audace, naît dans le petit monde de la clandestinité une sorte de légende. On en trouve trace dans L’Armée des ombres de Joseph Kessel, dont la rédaction est achevée à Londres en septembre 1943. Le personnage de Mathilde emprunte des traits à Lucie Aubrac et même des éléments précis de son itinéraire résistant.
Loin de cette légende en gestation, il y a une réalité très dure qui faite suite à l’opération commando du 21 octobre 1943. Traqué, le couple doit, en effet, vivre une vie d’errance de refuge en refuge, dans l’attente d’un avion qui les emporte finalement avec leur petit garçon à Londres, le 8 février 1944. Le 12, Lucie Aubrac accouche à Londres d’une fille, prénommée Catherine, pseudonyme de sa mère. Elle a été nommée en novembre 1943 membre de l’Assemblée consultative provisoire d’Alger au titre de la Résistance intérieure à une date, soulignons-le, où les femmes n’avaient pas encore le droit de vote. En juillet 1944, elle participe à la mise en place des Comités de Libération dans les zones libérées. Elle rejoint ensuite son mari, commissaire régional de la République à Marseille. Après sa révocation en janvier 1945, Raymond Aubrac regagne Paris avec sa femme qui siège à l’Assemblée consultative.
Que retenir de cette deuxième séquence, celle des années 1940-1944 ? Que face à l’occupant et à Vichy, Lucie Aubrac et ses amis ont mené la lutte au nom d’une morale exigeante. Dans cette lutte, la ténacité de Lucie Aubrac a fait merveille. Elle a poussé jusqu’à son point d’incandescence l’esprit de résistance. Avec une double caractéristique : une volonté chevillée au corps de ne pas s’incliner, d’une part ; une véritable capacité à conjuguer audace dans la conception et minutie dans la réalisation d’opérations extrêmement risquées, d’autre part.
Un temps tentée après la Libération par un engagement en politique, elle renonce vite et reprend son métier de professeur d’histoire. Parallèlement, elle sera à partir de 1948 liquidatrice nationale du Mouvement Libération-Sud, c’est-à-dire qu’elle siègera à la commission qui, sur le plan national, homologue les titres résistants. C’est un énorme travail, assuré bénévolement qu’elle accomplira sans rechigner, tout comme Germaine Tillion pour le groupe du Musée de l’Homme. J’évoque ce pan méconnu de son activité parce qu’il atteste l’altruisme d’une femme qu’on a parfois accusée de rechercher la médiatisation mais aussi parce qu’on ne peut être liquidatrice nationale que si l’on jouit de la considération, du respect et même de l’admiration de ses camarades de résistance. Et tel fut bien son cas. La retraite venue, elle parcourt la France pour témoigner auprès des élèves d’établissements d’enseignement de tous les degrés de ce que fut la Résistance, en véritable militante de sa mémoire. Elle aura ainsi tenu un rôle de passeuse de mémoire en sillonnant la France pour sensibiliser les jeunes à l’idée de Résistance. Comme d’autres ici, je l’ai vue à l’œuvre et il faut reconnaître que c’était impressionnant. Lucie Aubrac excellait dans le difficile exercice du témoignage. A vrai dire, elle ne se bornait pas à témoigner : elle faisait sans cesse le va-et-vient entre le passé résistant et le présent de ses interlocuteurs. Ce n’est pas rien que de pouvoir communiquer ainsi une expérience. Une expérience souvent jugée incommunicable. Elle a démontré le contraire et marqué des milliers de jeunes. Le plus frappant dans ses interventions, c’était le soin qu’elle apportait à gommer l’exceptionnalité de ce que ses camarades de résistance et elle avaient fait. Elle s’échinait à persuader ses jeunes auditeurs et interlocuteurs qu’ils avaient, eux aussi, du pain sur la planche dans leur quotidien.
Gravement mise en cause à partir des années 1980 par l’avocat de Klaus Barbie qui l’accusait ni plus ni moins d’avoir trahi, puis par d’autres qui suivaient les mêmes pistes, Lucie Aubrac et son mari obtinrent leur condamnation pour diffamation. Cette pionnière de la Résistance intérieure qui avait contribué à la développer efficacement en prenant tous les risques avait évidemment été affectée par ces attaques. Cela ne l’aura pas empêchée de continuer jusqu’au bout, en ignorant superbement les ennuis de santé, à porter témoignage, à sa façon, chaleureuse et simple.
Brossée à grands traits, cette vie intense, engagée, brûlée par les deux bouts, pleinement et goulûment vécue, peut être appréhendée comme une illustration de ce qu’on appelle l’esprit de résistance. Une vie toujours tournée vers le lendemain, consciente des difficultés, des obstacles, mais ne se tenant jamais pour battue. Déjà affaiblie, elle avait ainsi accepté à l’automne 2006 de présider le comité de soutien à une jeune lycéenne de Lyon menacée d’expulsion du territoire. Ce n’est pas pur hasard si Lucie Aubrac avait choisi, il y a quelques années, de clore un livre d’entretiens par ces lignes empruntées à la dernière lettre écrite par Jacques Decour avant d’être fusillé le 30 mai 1942 :
« …je me considère un peu comme une feuille qui tombe de l’arbre pour faire du terreau. La qualité du terreau dépendra de celle des feuilles. Je veux parler de la jeunesse française, en qui je mets tout mon espoir. »
Laurent Douzou