Les héros de la Résistance
Rencontre prévu le 20/03/2004
Les Héros de la Résistance par le professeur François Marcot
Dans la conscience héroïque, pour que la vie mérite d’être vécue, il faut se situer sur un autre plan que celui des valeurs mondaines, viser au-delà de toutes ces utilités fluctuantes. […] Cet au-delà, qui ne s’achète pas, qui est complètement à part, c’est sa propre vie. Et c’est cette vie qui donne sa dimension héroïque à l’existence, qui fait qu’il vaut mieux vivre peu et tomber en plein combat que vivre très longtemps et mourir dans son lit sans s’être élevé plus haut que l’ordinaire. […] On vit continuellement sur le mode du tout ou rien. Avoir tout signifie avoir gagné l’accès à l’immortalité, continuer à être présent dans la vie de tous les hommes à venir comme on l’est dans celle de ses contemporains. […] C’est après, en réfléchissant, en m’analysant moi-même comme j’essaie d’analyser les textes de cette période de la Résistance, que j’aperçois toute une série de relations qui m’avaient échappé. Jean-Pierre Vernant, La Traversée des frontières
Dans une France défaite, et pour une grande part occupée, émerge très vite la figure du général de Gaulle. Si les responsables de la Résistance qui s’organise prennent souvent leurs distances avec lui, il est pour les premiers résistants de base une image tutélaire comme en témoigne, sous sa forme parodique, ce tract anonyme de l’automne 1940 : « Prière à de Gaulle – Notre de Gaulle qui êtes au feu, que votre nom soit glorifié […]. Mais ne nous laissez pas sous leur domination, et délivrez-nous des Boches. Ainsi soit-il. Vive de Gaulle ! » Peu à peu s’élabore la figure du héros : de Gaulle est considéré comme le premier à indiquer la voie juste et sa solitude est celle des visionnaires.
De la Résistance à la Libération
Comme phénomène collectif, la Résistance revêt d’emblée une dimension légendaire : qu’elle suscite l’admiration ou la crainte, et souvent les deux à la fois, elle représente une entité supérieure et mystérieuse. Comme on sait peu d’elle, l’imagination nourrit les représentations de ses gestes à peine entraperçus : rédacteurs et distributeurs de tracts clandestins qui diffusent une pensée libre ou révèlent des informations secrètes ; hommes de la nuit reliés à Londres par d’indéchiffrables messages lancés par la BBC et qui réceptionnent des parachutages d’armes et peut-être d’espions ; agents qui infiltrent les Allemands et pénètrent l’administration française ; saboteurs qui détruisent les officines travaillant pour les occupants et font dérailler les trains ; groupes armés qui exécutent des Allemands et des collaborateurs ; mystérieuses complicités de sabotages et actes de désobéissance civile pour enrayer la machine à « déporter » les travailleurs français en Allemagne ; maquis échappant à l’occupation, installés « en haut » et vivant une liberté pleine de sacrifices et de risques
À cette vision se superpose la légende noire : les têtes brûlées qui attirent d’inutiles et sanglantes représailles ; les bandits qui profitent de la Résistance pour rançonner, voire tuer, d’innocentes victimes ; les anarchistes, étrangers et communistes qui, sous couvert de patriotisme, dissimulent des projets de révolution… Les deux légendes se renforcent l’une l’autre et favorisent l’émergence de figures héroïques. Longtemps anonymes, ces acteurs apparaissent en pleine lumière sous le statut de martyrs.
Absence de héros commun
Dans la mémoire des Français, c’est Jean Moulin qui incarne le héros par excellence de la Résistance intérieure. Mais il n’occupe cette place que par sa panthéonisation en 1964. Pourquoi la mémoire sociale ne s’est-elle pas donné un grand héros éponyme de la Résistance auparavant ? La principale cause semble tenir aux divisions de l’après-guerre, aux désaccords intervenus sur la place des organisations de Résistance et des partis traditionnels dans la reconstruction de la France, ensuite aux vues divergentes sur tous les grands problèmes auxquels la France de l’après-Libération est confrontée et, finalement, à l’affrontement des mémoires. Plutôt que de réduire, comme trop souvent, cet affrontement au choc des mémoires gaullistes et communistes, il faut tenir compte de deux autres mémoires – qui vont justement produire leurs héros : une mémoire socialisante et une mémoire de droite classique et modérée. Globalement unie, la Résistance a fourni un socle de valeurs communes : patriotisme, libertés démocratiques, défense de la dignité de l’homme… mais non une grille d’analyse commune car la hiérarchisation de ces valeurs est fonction de chacun et de sa propre vision du monde. En sont l’illustration les engagements contraires d’anciens membres du CNR : Georges Bidault défend la politique coloniale et l’Algérie française tandis que Claude Bourdet s’y oppose et, pour avoir dénoncé l’usage de la torture en Algérie, est envoyé en avril 1956 à la prison de Fresnes par le gouvernement du socialiste résistant Guy Mollet ; dans le contexte de la guerre froide, Joseph Laniel, fondateur en 1945 du Parti républicain de la liberté se range fermement du côté des Américains tandis que le communiste Pierre Villon milite dans les associations « pacifistes », en fait prosoviétiques. Difficile, dans ces conditions, de se trouver un héros commun !
Héros multiples, individuels et collectifs
L’absence d’un grand nom fédérateur ne doit cependant pas occulter la multiplicité des héros de la Résistance. La Résistance a conféré à ceux qui ont combattu dans ses rangs le prestige d’avoir lutté pour une cause dont nul ne met en doute la valeur référentielle, la libération des hommes et la délivrance de la patrie envahie. Les candidats au statut de héros de la Résistance ne manquent pas. Peut-être est-ce la raison même qui empêche, pendant vingt ans, l’émergence de l’un d’eux mais autorise qu’ils soient pluriels en raison même de la nature de la Résistance, perçue par ceux qui n’en étaient pas comme une force anonyme et mystérieuse et par ceux qui l’ont vécue comme une société d’égaux partageant les mêmes risques. Soulignons ici à nouveau le paradoxe de la Résistance : elle n’existe que par les engagements individuels, elle n’opère que dans l’action collective, elle ne survit que par la solidarité de ceux qui l’entourent et par la fraternité de ceux qui, arrêtés, « ne parlent pas ». Sortir un héros de la masse, c’est risquer de dénaturer la Résistance. Pour la célébrer en l’incarnant, deux chemins sont empruntés.
Le premier consiste à construire, comme le fait le cinéma français de la Libération, un héros emblématique, par exemple les cheminots de La Bataille du rail de René Clément, film sorti en 1946. Seconde solution : choisir des héros multiples pour illustrer la diversité de la Résistance, tout comme sa nature collective. Ainsi la série des 23 timbres de la Poste française, intitulée Les Héros de la Résistance, éditée durant cinq années de 1957 à 1961. Autre exemple, la célébration des héros « locaux » par les collectivités territoriales. Dans ce cas, la commémoration implique l’autocélébration de la commune ou de la région pour leur glorieuse participation à la défense de la liberté, de la patrie. Les supports de la mémoire des héros résistants sont nombreux : noms de rues ou d’établissements scolaires, plaques et monuments qui suscitent parfois des manifestations commémoratives, écrits de toutes natures (articles de presse, brochures et ouvrages) dont le contenu mêle parfois approche légendaire et historique, plus récemment les musées locaux, éventuellement porteurs d’une mémoire héroïsante et les productions audiovisuelles de toutes formes, à vocation documentaire ou fictionnelle.
Enfin, des groupes génèrent leurs héros, emblématiques de leur participation à la lutte nationale : Pierre Georges, Fabien, et Danielle Casanova chez les communistes, Pierre Semard (bien qu’il n’ait pas été résistant au sens strict) chez les syndicalistes cheminots, Robert Desnos chez les écrivains, Eugène Pons chez les imprimeurs, les grévistes de maijuin 1941 du Nord – Pas-de-Calais chez les mineurs, Honoré d’Estienne d’Orves chez les marins et les catholiques traditionalistes. Partout il y eut des acteurs, associations, partis, syndicats pour prendre en charge la valorisation du héros et lui conférer une légitimité qui, en retour, rejaillit sur le groupe dont il est l’émanation.
Héros au gré du temps
Les héros de la Résistance sont tributaires de la fortune du temps. Apparus durant la clandestinité, ils connaissent deux périodes fastes : celle de leur célébration comme héros de la Libération qui ne dépasse pas 1947 et celle du retour au pouvoir du général de Gaulle avec la panthéonisation de Jean Moulin. Entre-temps, lancés dans une reconstruction personnelle et nationale, les Français s’investissent dans le travail pour une société meilleure, plongent dans les délices de la société de consommation et se détournent quelque peu de ce passé. Depuis les années 1970, avec le départ du général de Gaulle, les remises en cause de Mai 68, la crise d’identité nationale consécutive à la disparition des grandes idéologies, une vision noire de la période de l’Occupation se dessine peu à peu, qui, sans effacer le souvenir des héros de la Résistance, relativise leur place. Toutefois, depuis une vingtaine d’années on assiste à une sérieuse remise en cause des héros mêmes de la Résistance, et du premier d’entre eux, Jean Moulin que des publicistes ont suspecté tour à tour d’avoir été agent soviétique ou antigaulliste travaillant pour les Américains.
Raymond et Lucie Aubrac (que le film de Claude Berri a temporairement mise au premier plan) ont été plus durement attaqués encore, accusés directement d’être à l’origine de l’arrestation de Jean Moulin sur la base du « testament » que Klaus Barbie aurait apporté (élaboré en fait par son avocat) ou sommés de s’expliquer sur la « clémence » dont celui-ci aurait fait preuve. Comme le scandale fait recette, ces entreprises de pseudo-démystification, dépourvues de rigueur historique, trouvent un large écho dans la presse – y compris celle qui se réclame d’une information de qualité.
Place aux victimes
Dans le même temps, les héros s’effacent devant les victimes, dignes d’une plus grande considération parce qu’ »innocentes ». Victimes des persécutions raciales, victimes des bombardements, victimes des viols perpétrés par des soldats américains, toutes, dans le panthéon national ont tendance à supplanter ceux qui, engagés dans la lutte contre les occupants, ont trouvé la mort. Après tout, ces combattants ne se sont-ils pas exposés eux-mêmes? Et dans la France actuelle sait-on vraiment pour qui et pourquoi ? Pour la « liberté » ou pour la « patrie » ? N’y a-t-il pas suspicion, non pas généralisée, mais forte, sur la valeur de tout engagement ? Quelle place pour les héros dans un Pays dont les dirigeants, suivant évidemment l’air du temps, s’associent aux commémorations de la défaite de Trafalgar et refusent de le faire pour la victoire d’Austerlitz ?
Joseph Epstein, le héros occulté
Marc Tourret
Joseph Epstein incarne le héros occulté ou oublié. Il révèle la béance qui peut exister entre la réalité des actes accomplis et le processus hasardeux et complexe de l’héroïsation. Sa vie entière est une succession de combats exceptionnels. Né le 16 octobre 1911 en Pologne dans une famille de la bourgeoisie juive aisée, il entame des études de droit à Varsovie tout en militant au parti communiste polonais. Sa lutte contre la dictature de Pilsudski l’oblige à émigrer en Tchécoslovaquie puis en France où il achève ses études de droit. Engagé dans les Brigades internationales, il est grièvement blessé en Espagne en 1936 mais organise un trafic d’armes pour soutenir l’Espagne républicaine avant de combattre à nouveau de manière très courageuse dans la bataille de l’Èbre en 1938. Interné au camp de Gurs par les autorités françaises, il s’en échappe avant de s’engager dans l’armée polonaise de France en 1939. Fait prisonnier par les Allemands en 1940, il est interné au Stalag IV près de Leipzig d’où il parvient à s’évader.
Il rejoint Paris en décembre 1940 et retrouve le parti communiste français qui, conscient des grandes qualités intellectuelles et militaires de Joseph Epstein lui confie des responsabilités importantes dans la lutte clandestine contre l’occupant. En 1943, le colonel Gilles, alias Epstein, devient chef militaire des Francs-Tireurs et Partisans (FTP) de l’interrégion de Paris, de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne. Il intensifie la lutte armée mais il est arrêté avec Missak Manouchian, le chef des FTP-MOI (Main-d’ouvre immigrée), à la gare d’Évry Petit-Bourg le 16 novembre 1943. Atrocement torturé par les inspecteurs des Brigades spéciales, il évite les aveux précis, ne livre aucun nom, pas même son identité. Le 11 avril 1944, après avoir écrit une dernière lettre à sa femme et à son fils, Georges Duffau, il est fusillé au mont Valérien sous le nom de Joseph Andrej, son nom de combattant lors de la guerre d’Espagne. Trop internationaliste pour figurer en bonne place dans la représentation unanimiste de la Résistance française, forgée au sortir de la guerre par les gaullistes et les communistes, il est ensuite victime des répercussions de la Guerre froide sur la mémoire de la Résistance. Il faut attendre les années 1980 pour que soit progressivement reconnue, non sans débats, l’importance de l’engagement des étrangers dans la Résistance française. Depuis le 11 avril 2005, une petite place du XXe arrondissement de Paris porte le nom de ce héros au souvenir fragile.
Charles de Gaulle, héros ou grand homme ?
D’après François Marcot et Philippe Oulmont
Aux premiers temps de l’Occupation, dans leur masse, les Français se sentent vaincus et toute reprise du combat leur paraît impossible sous peine de souffrances accrues, d’où leur scepticisme, voire leur hostilité à une résistance en France. Ils n’en exècrent pas moins l’occupant et espèrent une libération venue d’ailleurs. Contrairement aux résistants de l’intérieur – dont quelques centaines peuvent revendiquer une même précocité de l’engagement – de Gaulle échappe à l’anonymat et de quelle manière : « Moi, général de Gaulle… », dit-il aux Français dès le 18 juin 1940, s’investissant de la mission de rassembleur et de libérateur. Ainsi peut-il en décembre 1942 sereinement rabrouer le principal chef de la Résistance intérieure, Henri Frenay [« Charvet » dans la clandestinité], qui, à Londres, lui déclare son allégeance en tant que soldat, mais non en tant que citoyen entendant garder sa liberté de jugement : « Eh bien Charvet, la France choisira entre vous et moi ! » La question du choix ne se posera même pas !
La figure du « sauveur »
Pour beaucoup, de Gaulle reste encore celui qui agit par procuration et symbolise l’espoir qui n’engage à rien, tandis que pour d’autres, plus rares, il va représenter l’exemple qui légitime le sursaut. Pris comme cible par les propagandes de Vichy et de l’occupant, de Gaulle n’en devient que plus populaire. Familier par la voix et mystérieux par le visage, parlant d’un lointain où s’enracine l’espoir, il est proche des familles et pénètre dans l’intimité des foyers par l’écoute clandestine de la radio de Londres, premier acte de dissidence sinon de résistance. Reconnu comme chef d’une Résistance unifiée en 1943, il devient une légende et incarne à lui seul la Résistance – ce qui lui vaut d’être couramment appelé « Le Symbole » par le fondateur du mouvement Libératon-Sud, Emmanuel d’Astier de la Vigerie. À la Libération, le général de Gaulle éclipse tous les autres, les précédant d’ailleurs symboliquement dans le cortège du 26 août 1944 aux Champs-Élysées. Il incarne parfaitement deux figures du mythe du « sauveur » décrites par Raoul Girardet : considéré à la Libération, et déjà auparavant, comme le Sauveur-Moïse – le prophète qui conduit son peuple vers la terre promise –, de Gaulle voit sa dimension mythique spontanément réactivée en 1958, cette fois sous la forme du Sauveur-Cincinnatus – celui du vieux sage qui s’est illustré en d’autres temps et dont le passé est garant de l’avenir
« L’homme du siècle »
Les Français, peu à peu, l’ont reconnu pour tel, même quand l’unanimité affichée pour le « sauveur » dans l’enthousiasme de la Libération, dut céder la place à l’inquiétude de certains résistants face au danger d’un autoritarisme jugé menaçant pour la République, et même si les dix années de pouvoir à la tête de la République après 1958 n’ont pas vu disparaître la minorité opposante de gauche comme de droite. Le départ spectaculaire du Général, le 25 avril 1969, puis sa retraite austère et intransigeante à Colombey- les-Deux-Églises, sont à l’origine d’une véritable montée de sympathie. En 1970, sa mort est marquée par un courant profond d’émotion urbi et orbi, concrétisé l’année suivante par une souscription nationale pour l’édification d’une immense croix de Lorraine près de son village. En 1990, centenaire de sa naissance, cinquantenaire de l’Appel et vingtième anniversaire de sa mort, les manifestations publiques en font « l’homme du siècle ». Et en 2005, trente-cinq ans après sa disparition, une émission télévisée organise auprès des téléspectateurs le plébiscite du « plus grand Français de tous les temps », qui le fait arriver loin devant Louis XIV, Jaurès, Jeanne d’Arc, Napoléon, Hugo, Pasteur, Zidane ou l’abbé Pierre…
Moins spectaculaire et médiatisé, mais peut-être davantage installé dans les profondeurs du pays depuis 1944, le suffrage spontané et discret des conseils municipaux a inscrit durablement le Général au premier rang, toutes catégories confondues, des personnalités honorées sur les voies publiques. Dans une commune de France sur dix, on trouve une voie de Gaulle – « du général de Gaulle » pour les plus anciennes, témoignage d’une époque et d’une société où l’on révérait les grandeurs établies –, ou « Charles de Gaulle », en hommage intime à l’homme plutôt qu’à l’officier.
François Marcot
Le culte gaullien
L’historien Maurice Agulhon a le premier noté l’intérêt de la succession des dénominations odonymiques. Il a marqué combien ces actes symboliques modestes que sont les dénominations de rues par délibération municipale, sont porteurs de signification dès lors qu’ils sont répétés par centaines et milliers. Et, à plus forte raison, quand l’érection de stèles, de bustes et médaillons, voire de statues en pied, fait resurgir une mode commémorative qu’on avait cru disparue avec les excès de la statuomanie des débuts de la IIIe République. Ainsi exprimé par leurs édiles sur les rues et places publiques, le sentiment des Français pour le héros gaullien en est venu à se décliner selon les modalités d’un culte, avec ses lieux, ses acteurs et son rituel civique. Chaque année des manifestations se déroulent aux dates commémoratives liées à la personne du Général, 18 juin, 9 novembre (anniversaire du décès), 22 novembre (date de la naissance), ou en écho aux fêtes nationales (8 mai, 14 juillet, 11 novembre), avec un pic lors des anniversaires décennaux. Dans chaque commune concernée, le héros gaullien a son ou ses lieux commémoratifs, parfois sur la voie dont il est l’éponyme, parfois aux abords de l’Hôtel de ville, ou près du monument aux morts. Certaines villes, et pas toujours très importantes, ont parfois deux ou trois voies de Gaulle auxquelles s’ajoute une place ou avenue du Dix-huit Juin. Leur importance symbolique est clairement attestée par leurs dimensions, leur centralité, leur proximité avec le coeur civique de la localité et parfois un environnement local de voies aux dénominations significatives (évoquant la Seconde Guerre, la Résistance et la Libération, la France Libre et les compagnons du gaullisme, etc.). Si leur multiplication est liée à l’évidence au phénomène général d’urbanisation, ce n’est pas la seule raison car nombre de communes n’ont aucun odonyme politique ou même évoquant des personnes. Les autorités décisionnaires sont parfois poussées par des associations gaullistes ou d’anciens combattants et résistants, par une personnalité influente ou par de simples habitants. La couleur politique joue un rôle, certes, mais de moins en moins prégnant plus s’éloigne le passé, comme en témoignent tous les monuments et voies de Gaulle inaugurés dans des communes dirigées par des majorités de gauche, montrant ainsi que la mémoire gaullienne n’appartient pas aux seuls gaullistes ou se disant tels. L’État tient aussi sa place dans ces manifestations locales, particulièrement quand elles ont lieu le 18 juin, décrété officiellement journée nationale commémorative depuis 2006. Cette date a l’avantage de mettre l’accent sur l’aspect héroïque et glorieux du geste d’un homme seul, rassemblant autour de lui ses compatriotes pour les conduire à la victoire. L’essor de la mémoire et du sentiment de fidélité gaullienne se poursuit aujourd’hui avec la hausse du nombre des voies de Gaulle à travers le territoire. Une sorte d’émulation est perceptible, les communes déjà dotées estimant souvent nécessaire de compléter leur hommage initial en l’enrichissant de diverses façons. Parfois la voie retenue initialement est jugée insuffisamment prestigieuse (surtout quand elle a été choisie par un courant politique adverse) et on installe de Gaulle au centre civique, ou bien, de même qu’à la Libération on avait attribué au général de Gaulle les avenues du maréchal Pétain, on retire à Robespierre, à Lénine, à Maurice Thorez pour donner à de Gaulle. Et quand il ne s’agit plus des voies publiques, il reste les monuments : la plaque devient stèle, la stèle reçoit une croix de Lorraine, un médaillon, une reproduction de l’affiche de l’appel À tous les Français ; le conseil municipal ou une association lance une souscription pour un buste en bronze, un monument artistique, une statue en pied. Tout cela, multipliant les occasions d’inaugurations solennelles, alimente un cérémonial civique nouveau qui fait de juin et de novembre les temps forts de la mémoire gaullienne et patriotique. Ce n’est pas tout à fait une nouveauté dans notre histoire si l’on se souvient de la vénération pour le « Napoléon du peuple » au XIXe siècle. Mais on observe chaque année l’expansion spontanée de ces manifestations, d’autant plus forte qu’elle correspond aux inquiétudes et aux désenchantements d’un siècle où la place de la France en Europe et dans le monde n’est plus ce qu’elle était.