La Résistance vue de Londres : par J.-L. Crémieux-Brilhac
Rencontre prévu le 29/06/2009
Conférence du 29 JUIN 2009
Vous parlez de la Résistance, ce sera d’abord vous exposer comment le jeune Français Libre que j’ai été, débarquant à Londres sans avoir à peu près rien connu de la France depuis l’armistice, a fait pas à pas la découverte de la Résistance
Ce sera ensuite rappeler un épisode auquel j’ai été étroitement mêlé, le déclenchement de ce qu’on a appelé l’insurrection nationale, avec ses dramatiques débuts et le long mystère qui a entouré les « messages personnels » diffusés par la BBC le 5 juin 1944.
Ce sera enfin vous faire part d’une question que je me pose à propos des relations entre France Libre et Résistance dans la phase de la libération..
Affecté au début de 1942 au commissariat à l’Intérieur que de Gaulle venait de charger des relations politiques avec la Résistance, je n’avais qu’une très vague idée de ce qu’elle pouvait être. Lorsqu’on m’a proposé cette affectation, j’ai demandé : « Un commissariat à l’Intérieur pour quoi faire ? » Que se passait-il en France ? Londres était parfaitement informé des faits et gestes du gouvernement de Vichy et de la répression allemande ; les premières fusillades d’otages, au moment même de notre arrivée en Angleterre, avaient été pour nous tous une prise de conscience affreuse ; mais ces fusillades sanctionnaient-elles autre chose que des actes isolés ? L’impression que je garde après tant d’années est qu’au début de 1942, nous étions l’oreille à terre, à l’écoute du moindre bruit venant des Français. Dans la découverte de la Résistance, je me souviens de trois ou quatre jalons. Le premier remonte, je crois, à décembre 1941 : André Labarthe, qui est encore membre de la France Libre, me montre les photocopies de trois exemplaires de journaux clandestins, Les Petites Ailes, Valmy et Le Coq enchaîné ; c’est de Gaulle, me dit-il, qui garde les originaux. En février 1942, dans l’exercice de mes fonctions nouvelles, j’ai entre les mains le premier rapport envoyé à Londres par Pierre Brossolette qui affirme que toute la France est gaulliste ; puis, probablement en mai 1942, je suis invité à rencontrer le premier messager politique exfiltré clandestinement, un inconnu de l’histoire, Philippe Roques, attaché de presse et émissaire de Mandel, qui reste deux mois à Londres au printemps 1942 et qui, arrêté quelques mois plus tard, sera abattu au cours d’une tentative d’évasion. Je le questionne longuement dans l’appartement où on le cache. Il affirme qu’au moins 85% des Français sont derrière de Gaulle en zone occupée et au moins 70% en zone non occupée. Il ne connaît rien des mouvements de résistance, mais il vient attester qu’au moins 77 parlementaires, dont il cite les noms, sont résolument opposés au régime du Maréchal et prêts à faire allégeance à de Gaulle, au premier rang desquels Blum, Herriot, Reynaud et bien entendu Mandel.
C’est en juillet 1942 que l’image de la Résistance prend pour moi une consistance massive lorsqu’ est annoncé le ralliement à de Gaulle des mouvements de zone sud Combat, Libération et Franc-Tireur et que dans les jours suivants arrivent les télégrammes exaltants qui relatent les manifestations du 14 juillet dans 27 villes de la zone non-occupée, des manifestations à l’orchestration de laquelle sur la BBC j’ai été associé. C’est également en juillet 1942 que m’est révélée l’existence du correspondant qui se cache sous le pseudonyme mystérieux et éclatant de REX ; une de mes missions sera, à sa demande, de lui envoyer chaque mois un courrier documentaire ; je n’ai pas eu le privilège de le voir lors de son séjour à Londres de février-mars 1943 et je n’ai connu qu’après la guerre son nom de Jean Moulin. Enfin, en septembre 1942, j’ai l’occasion de voir longuement Emmanuel d’Astier et Henri Frenay ; ils sont impressionnants tous deux de force et de certitude. Aucun doute, la Résistance est une force puissante et organisée qui lutte efficacement de concert avec nous.
Or, le 10 octobre suivant, ma jeune femme, échappée de France par l’Espagne et le Portugal, me rejoint à Londres. A ma surprise, elle me donne une toute autre image de la résistance marseillaise. Elle a été la secrétaire de Daniel Mayer, qui s’efforce de reconstituer clandestinement le parti socialiste en zone non occupée. Oui, il a le contact avec deux ou trois anciens parlementaires de la SFIO avec qui il s’enferme pour discuter, mais cela ne semble pas aller bien loin.. Elle a aussi des connexions du côté du mouvement Combat : le frère de mon père et son fils sont des responsables de Combat dans la région marseillaise ; la résistance menée par Combat à Marseille en 1942 telle qu’elle me la raconte consiste surtout en réunions de petits groupes de copains, en rencontres dépourvues de sérieux et de précaution de quelques dizaines de jeunes gens et jeunes filles qui se retrouvent à midi pour manger des croque-fruits dans les bistrots du Vieux Port avec un journal clandestin dans leur sac à dos et participent à l’occasion à une manifestation populaire comme celle du 14 juillet, qui a été massive, ainsi que la BBC l’avait relaté. Comment concilier l’image d’une France gaulliste et prête à agir telle que nous la dépeint André Philip, le premier parlementaire exfiltré de France, comment concilier a fortiori le tableau d’organisations structurées et déjà militarisées dont se prévaut Frenay, avec cette agitation marseillaise imprudente et inarticulée qui, pour certains jeunes semblerait même un jeu ? L’épaisseur et la gravité de la Résistance autochtone, je ne les ai vraiment mesurées qu’en 1943 en découvrant mois après mois à la fois la prolifération de la presse clandestine, l’afflux à Londres des chefs de mouvements ou de réseaux clandestins et surtout la fuite devant le STO. A partir de là, non seulement je n’ai plus douté de l’importance de la réalité résistante, mais comme tous les Français de Londres, j’ai conçu l’image d’une France prête à agir massivement contre l’occupant, ce qui était loin de la réalité, car si la masse française sympathisait avec les alliés, il y avait une marge entre la sympathie et l’engagement et je comprends mieux aujourd’hui que les Britanniques et surtout les Américains se soient demandé jusqu’à l’été 1944 ce qu’ils pouvaient attendre des mouvement de résistance. En 1943, la Résistance n’en était pas encore à combattre, mais elle témoignait. Nous avons reçu dans l’année, je crois ne pas exagérer, près de cent titres différents de journaux et périodiques clandestins. Et c’est en 1943 que j’ai vraiment compris qu’une lutte à mort était engagée sur le sol de France lorsque j’appris que Fred Scamaroni, avec lequel j’avais déjeuné tous les jeudis au club de l’Air, s’était donné la mort en Corse, puis que mon camarade Delaye, parachuté pour être le radio de Christian Pineau, avait été abattu par les Allemands, puis lorsque, le 18 Juin , Frenay, débarquant à Londres, m’annonça de butte-en-blanc : « Votre oncle et votre cousin ont été arrêtés », enfin quand, la semaine suivante, descendant dans le bureau de Georges Boris, directeur général du commissariat à l’Intérieur, il me dit d’une voix blanche : « Rex a été arrêté ». La lutte à mort allait être jalonnée de nouveaux drames, la disparition de Brossolette, qui était devenu pour nous un familier, celle de Médéric, qui avait été jusque-là une sorte de trompe-la-mort, celle de Jacques Bingen, que j’avais accompagné le 15 août 1943 à Dorset square jusqu’à l’hôtel particulier réquisitionné par le SOE d’où l’on partait pour le terrain d’aviation où attendaient les Lysander, Dorset square où on lui avait remis ses habits de clandestin et la pilule qu’il avala neuf mois plus tard.
J’en viens à un épisode resté obscur et que je rappellerai parce que je l’ai vécu, je veux dire les circonstances du déclenchement de ce qu’on a appelé l’insurrection nationale.
Comme un grand nombre de résistants de France, j‘avais présente à l‘esprit en 1943-44 la formule de De Gaulle : « La libération nationale ne peut être séparée de l’insurrection nationale ». A partir de l’automne 1943, toute l’activité des services secrets a été concentrée sur la préparation de la libération, nous étions polarisés sur la progression des maquis et la mise en place des cadres de l’action libératrice et du pays libéré, nous étions tendus vers l’insurrection nationale, dans l’attente du débarquement qui la déclencherait. Comme beaucoup de résistants, je vivais dans l’illusion lyrique d’un pays qui se soulèverait contre l’occupant au Jour J. Or, dans les premiers jours de mai 1944, je vis passer une note adressée à Boris par le chef des services londoniens du BCRA, André Manuel, déclarant : « il importe pour le succès de nos plans que ne se déclenche en France ni insurrection générale, ni grève générale, ni soulèvements partiels. »
Je n’ai pas compris ce message qui paraissait signifier l’abandon de l’insurrection nationale. Sur le moment, j’ai été indigné. Les choses s’éclaircirent pour moi à partir du 15 mai : un petit comité franco-anglo-américain à haut niveau dont j’étais le secrétaire se réunit pour fixer les consignes qui devraient être données par la BBC au Jour J à l’ensemble de la population française ; il était entendu que les formations résistantes et notamment les groupes militaires et paramilitaires recevraient directement leurs consignes d’action par le moyen de
« messages personnels » diffusés par la BBC ou par radiotélégrammes chiffrés, mais la masse de la population devait savoir, par catégorie professionnelle, comment se comporter et dans quelle mesure participer à l’action. J’eus la surprise d’entendre exposer une conception de l’insurrection nationale toute nouvelle, du moins pour moi. Les opérations militaires de libération de la France risquaient de s’étendre sur 4 ou 6 mois, aussi fallait-il que les formations résistantes s’efforcent de durer ; l’insurrection nationale devait donc être un processus évolutif, qui s’intensifierait dans le temps et prendrait des formes différentes selon les régions. C’était la conclusion des études faites en février précédent par l’organisme de prévision stratégique de la France Libre, le Bloc Planning. Georges Boris, représentant civil à Londres du COMIDAC, le Comité d’action en France, s’employait à transposer sous une forme politiquement acceptable par la Résistance des directives qui, inspirées par les stratèges militaires, avaient été avalisées par de Gaulle lui-même, à avoir pour commencer. Les consignes que je rédigeai pour la BBC écartaient en conséquence tout soulèvement général au Jour J et prescrivaient une « insurrection nationale » progressive et échelonnée. Le représentant du PCF à Londres, Waldeck Rochet, mit 8 jours à admettre cette formulation.
Mais les choses ne se passèrent pas ainsi. Car les « messages personnels » qui furent diffusés par la BBC dans la nuit du 5 au 6 juin à l’adresse de tous les réseaux d’action, de toutes les formations résistantes et des délégués militaires régionaux leur prescrivaient à tous de passer immédiatement à l’action et à la guérilla ouverte sur l’ensemble du territoire. L’annonce du débarquement provoqua à elle seule une vague d’enthousiasme et un afflux vers les maquis, mais les consignes données par les « messages personnels » furent un amplificateur formidable : elles furent considérées par beaucoup de responsables régionaux et surtout locaux comme le signal de l’insurrection généralisée. Non seulement les sabotages des voies ferrées et des télécommunications se multiplièrent conformément aux plans préparés de longue date et avec un succès qui dépassait les espérances, mais les forces résistantes passèrent ouvertement à l’action, prirent possession d’une vingtaine de villes, libérèrent des zones du territoire où l’occupation militaire était faible et multiplièrent les attaques dispersées contre les forces allemandes. La conséquence fut immédiate et radicale : ce fut la répression sanglante ordonnée -on le sait aujourd’hui- par le haut commandement allemand afin de briser la résistance armée et de paralyser les populations par la terreur, ce furent les massacres de Dordogne, celui de Tulle -99 hommes pendus aux arbres et aux balcons du cours-, celui d’Oradour -634 victimes abattues ou brûlées vives dans l’incendie de l’église-, et, pour couronner le tout dans l’horreur, en juillet, l’extermination du Vercors.
Comment avait-on pu diffuser des « messages personnels » clandestins d’action immédiate si contraires à tout ce qui avait été formellement convenu avec les autorités militaires anglaises et américaines ? C’est seulement dans les années 1980 que le secret sur ce mystère a été publiquement, mais bien timidement levé : le 3 juin 1944, les dirigeants du SOE s’étaient rendus au quartier général d’Eisenhower ; ils avaient exposé à son chef d’état-major Bedell Smith les dispositions prévues pour l’entrée en action des formations résistantes. Le succès du débarquement était jugé si incertain qu’Eisenhower estima que rien ne devait être négligé pour l’assurer : il fit donner l’ordre d’action générale immédiate dans l’espoir de déconcerter les Allemands en créant la confusion dans toutes les régions et de retarder un peu plus l’envoi de renforts vers la Normandie. Le général Koenig, chef de l’Etat-major FFI, mis au courant, n’avait pas pu s’opposer à la décision déjà prise. Les sabotages prouvèrent l’efficacité de la Résistance, une efficacité à laquelle les Américains n’avaient pas cru jusque là. Mais le prix à payer pour les assauts des maquis fut énorme. Il fallut s’évertuer à partir du 10 juin à freiner l’insurrection. Il fallut répéter jour après jour sur les ondes de la BBC que l’insurrection nationale devait être, non pas une explosion soudaine, mais un processus évolutif qui devait se dérouler dans le temps avec des formes différentes selon les régions et à laquelle tous les Français seraient appelés à participer sur ordre le jour venu ; cette nouvelle contradiction dans les ordres ajouta encore à la confusion dans les états-majors clandestins.
Ce drame si longtemps inexpliqué des lendemains du débarquement, nous l’avons ressenti d’autant plus cruellement que nous avons soupçonné le colonel Buckmaster et les responsables du SOE d’avoir soufflé à Eisenhower la décision de mobilisation immédiate, en contradiction totale avec les accords précédemment conclus.
Nous voici arrivés aux combats de la libération et je me pose à ce sujet la question que voici : quelle part revient aux formations et organisations résistantes autochtones et quelle part aux interventions extérieures, je veux dire à l’action préparatoire des services secrets britanniques et français libres et au rôle de leurs agents et « organisateurs » sur le terrain ?
Pour ce qui est des plans de sabotage et notamment la préparation des plans vert des voies ferrées et violet des télécommunications, la réponse est claire : ces plans avaient été élaborés en collaboration étroite entre le spécialistes des chemins de fer et des télécommunications en France et les équipes de Londres et mis au point par le BCRA.
Pour ce qui est des insurrections urbaines, la réponse est connue pour les deux grandes villes qui se soulevèrent contre l’occupant, Paris et Marseille. Elle est claire pour les combats menés dans certaines régions de France. Dans un bon nombre de régions, le partage des contributions et des responsabilités est toutefois sensiblement plus complexe qu’on ne l’a jusqu’ici enseignée. Si les actes de guerre engageant les formations résistantes sont connus, la mise en œuvre dans chaque région des rouages décisionnels et le fonctionnement de tout ce qui était en amont des actes militaires proprement dits reste souvent une nébuleuse.
Pour ne prendre qu’un exemple, celui de la libération du Sud-ouest, la version Ravanel n’est pas contestable, mais elle est partielle et la juste compréhension des faits qui se sont déroulés exige, me semble-t-il de les raccorder à l’apport extraordinaire et, je crois, unique en France, des réseaux du SOE animés par Starr et Gunzbourg, ainsi qu’à la contribution FTP. Je ne vois pas que les organisateurs et chefs de réseaux anglais aient nulle part ailleurs joué un rôle décisionnel ou aient eu un rôle d’action comparable à celui du Sud-ouest, étant entendu toutefois que Romans-Petit, dans l’Ain, n‘aurait pas pu avoir la combativité et l’efficacité qu’on lui connaît sans l’aide en argent qui permit d’allouer 1800 francs par mois aux familles des maquisards et l’aide en armes dues à la présence auprès de lui de l’organisateur britannique Heslop. Comment a fonctionné la double infrastructure des 12 délégués militaires régionaux et des 12 officiers régionaux d’opérations que le BCRA a plaquée à partir de septembre 1943 sur la Résistance militaire ? Leur action est méconnue et presque totalement ignorée. Les DMR ont été de valeur très inégale ; on sait que leur rôle a été intermittent et notablement différent selon les régions : ce rôle demanderait à être étudié cas par cas puisqu’ils avaient la liaison avec les états-majors londoniens et que c’est largement suivant leurs demandes que les parachutages d’armes ont été effectués et les crédits répartis. A fortiori l’action des officiers régionaux d’opérations mériterait-elle d’être étudiée de près. Les officiers régionaux d’opérations, qui étaient responsables des parachutages et atterrissages dans leur région et par suite du dispatching des armes parachutées ; ils avaient constitué en 1944 une nouvelle catégorie de réseaux, des réseaux d’opérations, solidement organisés, comptant pour certains d’entre eux des centaines voire des milliers d’hommes, puissamment équipés de moyens de liaison radio avec Londres et Alger et devant rendre compte chaque mois au BCRA ou à l’EM FFI. Ils ont été des intermédiaires essentiels entre Londres et les formations résistantes, notamment militaires ou paramilitaires.
S’il est vrai que le combat de la France Libre et celui de la Résistance intérieure fut un même combat, je crois qu’il y aurait d’autant plus intérêt à éclaircir ce que fut, dans ce combat, la relation de l’une et de l’autre et non seulement leur connexion au niveau des décideurs suprêmes (EMFFI, COMAC), mais au niveau des responsabilités régionales et locale et de leur traduction sur le terrain.