Conférence : Que ce serait-il passé si le Général de Gaulle n’avait pas existé les 17 et 18 juin 1940 ?
Rencontre prévu le 22/11/2016
Lorsque naquit le projet de cette conférence je me suis efforcé de trouver une approche quelque peu originale et je découvris bien vite que d’autres l’avaient eue à l’esprit avant moi.
Je rencontre cette même question telle qu’y répond Philippe de Gaulle dans l’un de ses entretiens avec Michel Tauriac. Je la rencontre à nouveau dans un factum très hostile au Général, sur Internet, qui entend détruire « la légende gaullienne » et expliquer que la guerre eût été plus sûrement gagnée par le maréchal Pétain, Darlan, Laval ou Flandin…
Que serait-il passé si le Général de Gaulle n’avait pas existé ? S’il avait manqué son rendez-vous avec la destinée ?
Cette question n’a bien sûr aucun sens. Que se serait-il passé si Bonaparte était rentré en Corse s’occuper de sa vigne ? Ou si Napoléon, au lieu de se rendre à Sainte-Hélène, passé en Amérique était devenu empereur des Etats-Unis d’Amérique ? Vercingétorix vainqueur de Jules César ?
Arrêtons-nous un instant sur la question première.
Le général de Gaulle les 17 et 18 juin 1940. S’il n’avait pas existé, que se serait-il passé ? J’écarte la formulation de cette conférence qui n’est pas tout à fait mienne : de 1940 à plus tard, est-il écrit. Non, restons-en à ce seul mois de juin, et même à ces deux journées.
Eliminons les préalables sans intérêt. Pour ne pas romancer cette question à l’excès, admettons la vie réelle de Charles de Gaulle jusqu’à la mi-juin 1940. Imaginons seulement ce qui est somme toute concevable : faute d’avion, ou retenu en France pour une raison ou pour une autre, ou parti en Afrique du Nord, ou fait prisonnier par les Allemands, voire par Vichy (hypothèse concevable), il ne se trouve pas à Londres les 17 et 18 juin, ou ne peut-il y délivrer aucun message à la France et aux Français. Ni même dans les jours suivants. S’il avait réussi à atteindre Londres sans accéder à la BBC, la presse écrite anglaise aurait sans doute publié tout ou partie de son message, ce qu’elle a fait les jours suivants, mais l’écho en eût été très différent.
A quelles sources faire appel ? Le premier tome des Mémoires de Guerre, L’Appel ; les Mémoires de Winston Churchill ; le premier tome de la biographie du général de Gaulle par Jean Lacouture, Le Rebelle ; les récits et opinions de Philippe de Gaulle interrogé par Michel Tauriac ; un livre de Marc Ferro ; un livre de François Kersaudy et notamment sa biographie de Churchill, et aussi sa contribution ainsi que celles d’autres auteurs au Dictionnaire de la France Libre ; l’ouvrage de Maurice Agulhon De Gaulle – Histoire, symbole, mythe ; celui de Jean Touchard : Le Gaullisme ; les réflexions d’Anne et Pierre Rouanet autour de ce sujet ; les propos du Général relatés par Georges Pompidou, André Malraux, Alain Peyrefitte, Michel Droit, beaucoup d’autres.
L’Appel est naturellement essentiel, mais le récit que donne le général de ces jours si dramatiques est assez bref et écrit une dizaine d’années plus tard. Tout autre est Le Rebelle (1). Lacouture fait un long récit de l’engagement du colonel puis du général de Gaulle dans la guerre, de ses responsabilités militaires et politiques, des événements de juin, confrontant ce qu’en dit le Général – dans ses Mémoires ou à quelques proches, ainsi André Malraux, Alain Peyrefitte, et de nombreux témoignages confirmant ou infirmant le récit autobiographique laissé par le personnage central de cette histoire, en particulier celui de Churchill. Lacouture emploie souvent à son propos le mot Connétable qui, c’est vrai, lui convient mais romance quelque peu le sujet… Ou encore le Colonel Motor, surnom qui lui est alors prêté dans l’Armée pour son plaidoyer en faveur de l’arme blindée.
Si Lacouture nous offre un travail considérable, le plus souvent équilibré, étendu aux lettres adressées presque quotidiennement par le Général à son épouse, à de nombreuses autres sources, toute biographie souffre du choix forcément restreint des témoignages, de leur partialité parfois, de la difficulté d’arbitrer des conflits souvent intérieurs et ici dans la pire des conjonctures. Il cède ainsi à un fort élan anti-Giraud à Metz dès les années de commandement du colonel de Gaulle, qui ne me semble pas équitable ni même vérifié. C’est un peu tout confondre à quelques années d’intervalle. Ne doit-on pas adopter le point de vue de Sirius ?
Le colonel de Gaulle joue un rôle actif, efficace lors des combats du printemps 1940. Il peut vérifier que cette guerre est et sera « mécanique », comme il l’a bien prévu, contre ce malheureux Gamelin (parmi beaucoup d’autres, de cet avis) qui refuse de le constater mais reste influent à l’état-major. Le 6 mai il est nommé commandant par intérim de le IVème Division blindée, le 11 mai il accède à ce poste normalement confié à un général de division. Comme il n’est encore que colonel, il est nommé le 23 mai général de division à titre temporaire, avec six autres colonels. Son cas n’est donc pas unique. Il est conforme aux responsabilités qu’il exerce. Il ne doit rien au pouvoir politique. Il est habituel quand les circonstances ne permettent pas de suivre la procédure normale. C’est bien le cas. Durant la 1ère Guerre mondiale, plusieurs dizaines d’officiers dont Maxime Weygand sont ainsi promus généraux.
Cette mesure n’est donc pas une faveur ad hominem. Elle ne constitue aucun privilège, quand bien même serait-il alors le plus jeune général d’active de la France. Les esprits hostiles au Général diront et écriront que Paul Reynaud aurait favorisé cette promotion. Sans doute en était-il informé, consulté peut-être, favorable évidemment, mais sans jouer un rôle décisif.
De Gaulle il est vrai n’est vraiment pas un officier comme les autres. Il a publié des ouvrages influents de doctrine militaire ; il a été au cœur de vives polémiques ; il a été très proche du maréchal Pétain et il le demeure d’hommes politiques en vue, Paul Reynaud surtout.
Un exemple peu connu : le 21 mai à Savigny-sur-Ardres il lance un appel radiodiffusé recueilli par Alex Surchamp pour son Quart d’heure du soldat (2). A-t-on entendu souvent un officier commenter pour la radio un affrontement militaire, sur le champ de bataille ! Certes, ce n’est pas l’Appel du 18 Juin, mais l’expression d’une volonté quand, après avoir décrit le combat en des termes flatteurs pour nos armes, il conclut ce message : « (…) Un jour, nous vaincrons sur toute la ligne ! »
De cet épisode, Charles de Gaulle ne dit rien dans L’Appel (3). L’occasion d’évoquer en quelques mots cette source autobiographique indispensable mais lacunaire pour notre récit. Cet ouvrage est écrit longtemps après les événements qu’il décrit, et après la victoire. Il opère des choix et sans doute le Général met-il d’emblée en jeu sa gloire, à tout le moins son mérite. Les cent premières pages du livre sont du meilleur de sa plume et l’on y trouve constamment des citations définitives, dès les premiers mots (« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France »), en passant par de nombreuses autres citations futures (« Il n’y a pas de France sans épée » ; « La vieillesse est un naufrage » à propos de Pétain). Après l’évocation très brève de sa jeunesse, de sa formation, de sa carrière, il explique ses efforts pour doter la France d’une arme blindée capable de répondre à une attaque allemande, puis leur échec au sein d’une IIIème République vacillante et délétère ; son commandement à Montcornet, Abbeville, ses relatifs succès. Sans doute Montcornet n’est-il pas Marengo, une victoire à broder sur un drapeau, mais une consolation honorable dans cette succession de revers.
Il semble incontestable d’attribuer au Général, comme le fait Lacouture, « une puissante et ombrageuse personnalité ». Il rudoie souvent ses subordonnés et alors il n’est guère aimé d’eux. D’ailleurs, aucun ne le rejoindra à Londres, et c’est avec Delestraint rencontré à cette époque qu’il gardera surtout des liens. Dur au commandement, presque arrogant, il l’est. L’Appel passe rapidement sur l’affaire Pétain. Elle est pourtant très importante.
Daniel-Rops dont De Gaulle est proche lui propose en 1936 de publier chez Plon L’Homme sous les Armes, un ouvrage inédit qui serait en quelque sorte un nouveau Servitude et Grandeur militaires. Manque de temps, il ne remet pas son manuscrit. D’où l’idée de sortir du placard La France et son Armée, texte commandé il y a une décennie à De Gaulle par Pétain, qui dort depuis, frappé de l’interdit maréchaliste. Quoi qu’en dise ou écrive le Général, Pétain est hostile à cette parution, estimant sans délicatesse que ce manuscrit a été rédigé par son auteur « sur ses heures de bureau », une commande d’état-major, mais il est vrai à sa demande et pour lui. De Gaulle ne l’entend pas ainsi. Il se veut propriétaire de son manuscrit qu’il développe sensiblement, consentant à laisser au maréchal un certain rôle pour quelques chapitres. D’épisode en épisode, un accord permet au livre de paraître en septembre 1938 chez Plon. L’affaire suscite alors une forte tension entre les deux hommes et pour tout dire De Gaulle est moins accommodant que Pétain en cette circonstance.
Ses adversaires ou ennemis : Gamelin, Weygand, Giraud, Pétain, parmi les politiques Daladier. Ses alliés : Paul Reynaud surtout, Paul Boncourt, Philippe Serre, curieusement Marcel Déat le futur fasciste. Face à ces grandes figures militaires, le combat est inégal. Durant les semaines de l’entrée en guerre, le Général accomplit pleinement son devoir militaire mais il ne quitte pas du regard le Gouvernement du pays. Il adresse de nombreux messages à Paul Reynaud, parfois comminatoires.
Dans la nuit du 5 au 6 juin, la Débâcle le voit entrer à un rang certes modeste dans le Gouvernement d’une République agonisante : sous-secrétaire d’Etat (selon la terminologie de l’époque) auprès du ministre de la Défense Nationale et de la Guerre, Weygand. Faut-il le dire ? Les deux hommes ne sont pas faits pour s’entendre… Le portrait qu’en dessine De Gaulle est féroce : « Weygand était (…) par nature un brillant second. (…). Il n’avait exercé au cours de sa carrière aucun commandement. » Reynaud impose De Gaulle : il tient le nouveau général en grande estime et le souhaite devenir auprès de lui comme une bouffée d’espérance. Lacouture le voit alors ainsi : « Prophète rabroué, officier contesté, citoyen angoissé ».
Il est clair que De Gaulle voit la chance de la France, sinon et par ailleurs la sienne propre, celle du moins de ses idées, dans ce destin qui est à bousculer. Il ne joue d’ailleurs pas un rôle secondaire, ni effacé au sein de cette équipe. Il s’y montre actif, engagé et à l’exception de Weygand on serait bien en peine de citer la plupart des autres membres de ce Ministère. Si l’on en croit le Général, et c’est probable, il aurait tenu la plume de Reynaud s’adressant à la Chambre des députés ainsi qu’en d’autres occasions. La doctrine de De Gaulle : empêcher à tout prix l’armistice qui se dessine, poursuivre la guerre, en appeler à l’Empire. « Mais c’est de l’enfantillage ! » aurait observé Weygand qui, à ce propos, ajoute « un rire désespéré ». Plus tard Weygand ne contestera pas ce rire sans doute inopportun et qui figure dans L’Appel mais il jugera ridicule qu’un général d’occasion ait voulu lui apprendre son métier…
L’Appel est quasiment muet sur un autre épisode : l’envoi le 26 janvier 1940 par le colonel De Gaulle à 80 personnalités militaires et civiles d’un texte ronéotypé, L’Avènement de la force mécanique, initiative tout à fait étonnante ! L’accueil sera fortement hostile du côté du commandement, indifférent chez les politiques à l’exception de Léon Blum qui s’y intéresse et y adhère.
Pour bien connaître les dix jours du sous-secrétaire d’Etat sous le Ministère Reynaud, les Mémoires de guerre offrent peu d’intérêt car leur auteur ne dit pas tout. Rien sur le rôle excessif et fâcheux joué par l’omniprésente Hélène de Portes, compagne de Reynaud qui entend tout diriger. Rien évidemment sur quelques maladresses du Général qui froissent plusieurs personnes et les braquent contre lui : il a tendance à prendre tout le monde de haut, même ses supérieurs… Rien sur l’anglophobie croissante des hommes de gouvernement en France alors que De Gaulle joue peu à peu la carte britannique, il est vrai la seule disponible – ce qui irrite certains tenants du pouvoir.
De plus, le Général est très isolé au sein du Ministère. Lors de la formation du premier Gouvernement Reynaud, celui-ci a cité comme une éventualité le nom du Général. « S’il entre, je sors ! » tranche aussitôt Daladier, ministre de la Guerre. Ecarté, De Gaulle écrit à Reynaud une lettre de doléances, très vive où il se plaint d’être abandonné par celui qui a tant épousé ses idées, où il souhaite avoir « quelque chose », où il réclame le commandement du corps cuirassé à défaut d’un sous-secrétariat d’Etat ! « J’entends agir avec vous mais par moi-même » écrit-il à Reynaud. Ce qui, on l’admettra, est audacieux de la part d’un impétrant novice s’adressant au chef du Gouvernement et qui de plus est alors en pleine guerre un officier pourvu d’un commandement ! Un remaniement se prépare-t-il ? Il envoie à Reynaud une piqûre de rappel où il envisage une sorte de comité de salut public à quatre (Reynaud, Mandel, lui et… Pétain ). Weygand et Pétain ne s’entendent pas sur la guerre, ni sur l’armistice. Cela ne figure pas sur les Mémoires de guerre… Bref, tout va mal, alors que Paris tombe aux mains des Allemands.
Il faut donc lire le récit très précis de ces dix jours par l’historien Marc Ferro (4). Car, curieusement, l’histoire gardera de ces dix jours qui ébranlèrent la France d’autres souvenirs, souvent plus favorables au Général que ceux rapportés par Ferro et par Lacouture. Sans entrer ici dans les détails de l’inextricable ! De Gaulle parvient à Bordeaux le 14 juin. Le 9 juin, il a été envoyé à Londres par Reynaud, avec De Courcel son aide de camp et De Margerie chef du cabinet diplomatique du Président du Conseil. Premier contact avec Churchill à Downing Street : « bien assis à sa place de guide et de chef ». Aide militaire refusée. Dans l’immédiat, l’Angleterre a mieux à faire. Le 16 il est de nouveau à Londres, ce qu’on oublie parfois. On ne lui accorde pas l’aide maritime qu’il sollicite pour l’évacuation en Afrique du Nord des troupes françaises disponibles. Une idée assez fumeuse de Monnet, de Pleven, l’Union franco-anglaise occupe momentanément les esprits sans apparaître très réaliste ni convaincre personne. Quasiment faire un seul Etat, un seul pouvoir de ces deux empires ! De Gaulle s’intéresse assez peu à cette chimère, la fait sienne néanmoins durant quelques heures, fait miroiter à Reynaud la direction des deux Etats dans un télégramme/téléphone d’ailleurs historiquement contesté, tandis que le chef du Gouvernement s’enlise de concession en concession : l’armistice semble maintenant inéluctable. La haute opinion militaire et politique y est favorable. On parle d’un « réduit breton », de l’Auvergne aussi, où une résistance s’organiserait. Nul n’y croit vraiment. De Gaulle semble adhérer quelques heures au « réduit breton »…
Fût-il modeste sous-secrétaire d’Etat, De Gaulle l’est tout de même. Fût-il général à titre temporaire, il l’est tout de même. Un simple colonel dépourvu de tout vernis politique eût-il pu lancer cet appel face à un maréchal chef légal de gouvernement ? Rien n’est moins sûr.
Toute la question est de savoir si Charles de Gaulle a conçu lui-même ce destin ou si ce destin a été conçu et mis en œuvre par d’autres ainsi que pour lui-même, ou procède-t-il du hasard, disons des circonstances.
Un destin auto-programmé à ces dates précises ? Cela semble improbable en raison d’événements si heurtés et si prompts. Il a bien sûr réfléchi au destin de son Pays. Il suffit de lire La Discorde chez l’Ennemi (1924) et Le Fil de l’Epée (1932) pour découvrir l’horizon de ses idées. Il s’est interrogé sur son propre comportement au regard des événements. On se rappelle le passage de Vers l’armée de métier (1934) où le lieutenant-colonel De Gaulle évoque les circonstances exceptionnelles où le chef se retrouve « seul debout et par là nécessaire ». Il est clair qu’il détient en lui la force de caractère capable d’assumer de tels défis. Dans Le Fil de l’Epée : « On ne fait rien de grand sans de grands hommes, et ceux-ci le sont pour l’avoir voulu ». Ces grands hommes, pour lui, sont essentiellement des hommes d’épée. A Bordeaux le 17 juin au matin, à Londres l’après-midi. Reynaud a donné son aval à ce départ. Il fait remettre au Général cent mille francs sur les fonds secrets qu’il détient encore pour quelques heures. Churchill reçoit aussitôt cet hôte. Allocution à la radio le lendemain puis très régulièrement. Les événements s’enchaînent si vite que l’on a du mal à en saisir constamment le fil.
Philippe de Gaulle le dit nettement : « (…) Si le général de Gaulle n’avait pas trouvé Churchill, eh bien ! Le général de Gaulle n’aurait pas existé et les choses se seraient terminées là pour la France. » (5). Disons que De Gaulle a trouvé déjà sur sa route Paul Reynaud, plus modestement mais à coup sûr. Si De Gaulle n’était pas entré dans le gouvernement, le rendant relativement indépendant dans son comportement, eût-il pu quitter son commandement militaire pour se rendre à Londres ? Bien évidemment non, ou par abandon de poste.
Cependant le propos paraît excessivement réducteur. Les événements auraient pu connaître un autre cours et pas nécessairement aussi négatif. Moins rapide et moins efficace, certes, mais la France aurait vécu, survécu sans De Gaulle. Plus aisément ?
Mais pourquoi Churchill lui accorde-t-il aussitôt une telle confiance ?
Selon Philippe de Gaulle, « Churchill l’aurait remarqué dès la bataille de France quand il était à la tête de la 4ème Division cuirassée puis quand il a été relevé par le général anglais Fortune. » (6). Les officiers de liaison britanniques disent en effet beaucoup de bien de cet officier français. Churchill le sait. Il connaît bien la France et, s’il n’en parle pas la langue (le Général ignore l’anglais et tous deux s’expriment avec le concours de deux interprètes) il aime profondément ce pays.
Le 12 juin Churchill écrit notamment à Roosevelt que Reynaud veut continuer la guerre. « Il est secondé, note-t-il, par un certain général de Gaulle, qui est jeune et qui pense que l’on peut faire beaucoup ». Première allusion « historique » semble-t-il. Le lendemain 13 juin Churchill traverse la Manche (pour la dernière fois avant longtemps) pour s’entretenir avec Reynaud à Tours. Les choses vont mal car le Président du Conseil semble souhaiter non pas de poursuivre le combat mais d’obtenir des Anglais l’effacement de l’engagement du 28 mars 1940 : le refus de toute paix séparée par Paris et par Londres. Pétain considère cet accord comme un « chiffon de papier ». Reynaud est plus respectueux de cet accord, mais que tient-il en main ? Churchill est furieux face à ces atermoiements français. « Pendant toute la conférence, écrit François Kersaudy dans sa biographie de Churchill, Churchill a recherché une personnalité énergique parmi ses interlocuteurs, et il semble bien l’avoir trouvée lorsqu’il en sort : « Alors que je traversais le couloir plein de monde qui menait à la cour, se souviendra-t-il, je vis le général de Gaulle qui se tenait près de l’entrée, immobile et flegmatique. Le saluant je lui dis à mi-voix, en français : « L’Homme du Destin ! » Il resta impassible. » (7). De Gaulle se borne à écrire : « Notre conversation fortifia la confiance que j’avais dans sa volonté. Lui-même en retint, sans doute, que De Gaulle, bien que démuni, n’était pas moins résolu. »
N’est-ce pas trop beau ? Mémoires contre Mémoires… Quel crédit accorder à ces auto-témoignages, ici de Churchill et là de De Gaulle ? Si cet épisode, à vrai dire peu reproduit dans les biographies du Général, est authentique, il faut bien admettre que Churchill voyait juste, dès le 13 juin à Tours. On note que le Général est assez discret à ce propos dans ses Mémoires de guerre, mais peut-être ne souhaite-t-il pas faire de Churchill celui qui l’aurait en quelque sorte intronisé, « inventé ». Ils sont toutefois et à l’évidence les jumeaux de la guerre. De Churchill entre De Gaulle et Shakespeare : « C’est quand la nuit est profonde que les étoiles brillent. »
On pense le plus souvent, ou l’on croit savoir que le Général est parti vers son destin le 17 juin pour Londres, en avion depuis Bordeaux. L’avion et son équipage sont britanniques, confiés à De Gaulle par Churchill depuis plusieurs jours pour des vols entre la France et Londres. Et ce n’est pas pour De Gaulle le premier aller-retour sur la Manche durant ce mois de juin.
Reprenons le fil des événements. Le 14 juin De Gaulle arrive à Bordeaux, d’où il gagne Londres. Il s’y trouve le 16. Il rencontre Churchill. Les relations des deux hommes sont bonnes. Retour à Bordeaux. Churchill a nommé officier de liaison auprès de Reynaud jusqu’à Bordeaux un de ses amis, parlementaire conservateur entre les deux guerres, le général Edward Spears. De Reynaud, il n’est plus guère question : lui et son sous-secrétaire d’Etat se donnent rendez-vous à Alger… A bord d’un navire français, De Gaulle revenu à Londres repart en avion pour Bordeaux. De Gaulle se rend le 16 au soir chez l’ambassadeur du Royaume-Uni établi dans cette ville et, avec Spears, ils organisent un départ en avion et pour Londres le lendemain matin. « Départ sans romantisme et sans difficulté », écrit le Général accompagné du lieutenant de Courcel. Le général se préoccupe du départ immédiat de sa famille pour Londres et conclut : « Je m’apparaissais à moi-même, seul et démuni de tout, comme un homme au bord d’un océan qu’il prétendrait franchir à la nage. »
De ce départ de Bordeaux, « sans romantisme et sans difficulté », Spears donnera un tout autre récit, montrant un De Gaulle hésitant à l’heure du départ, enfourné presque de force dans l’avion (8). A vrai dire, et sur ce point l’accord se fait sans peine entre historiens : ce récit n’est pas admis. En effet Spears voulut dans un premier temps apparaître comme celui qui, seul, avait permis au Général, en l’amenant à Londres, de devenir ce qu’il allait devenir. A force de tirer à lui la couverture, de vouloir être l’homme du 17 Juin, il se fâcha avec les Français Libres et, vexé, jusqu’à son décès en 1974 couvrit à partir de l’affaire de Syrie De Gaulle de reproches et même d’insultes…
L’Appel du 18 Juin devient quelque peu une mise en scène churchillienne, puisque le Premier Ministre de Sa Majesté peut seul y consentir. De plus le texte plusieurs fois rédigé, cent fois corrigé est discuté par le Cabinet de Guerre, par Churchill, et le Général se plie à ces observations, notamment sur l’entame. L’Appel du 18 Juin est fortement inspiré par l’esprit militaire, la défense nationale. Les suivants auront davantage une signification politique et résistante en France. On notera pour mémoire que Spears tentera plus tard d’imposer son autorité à la France Libre, que le drame se produit lors de l’affaire de Syrie et que cet autre homme du 17 juin demeurera jusqu’à sa mort en 1974 un ennemi farouche du Général…
Biographe de Winston Spencer Churchill, François Kersaudy explique le comportement du Premier Ministre de Sa Majesté. « Contrairement à la plupart de ses ministres et de ses généraux, écrit-il, Churchill a compris d’emblée l’intérêt d’accueillir sur son territoire les représentants d’une autorité française dissidente au lendemain du 17 juin 1940 » (9). De son côté, le Général écrira : « Cet exceptionnel artiste était certainement sensible au caractère de ma dramatique entreprise » (10). La raison ne relève-t-elle pas plutôt d’une sage réflexion ?
Sur un autre texte, Kersaudy n’écrit pas tout à fait la même chose : « Churchill aurait certes préféré accueillir des personnalités plus en vue, comme Reynaud, Daladier ou Mandel mais il a la satisfaction de constater que son intuition ne l’a pas trompé : De Gaulle est bien l’un de ces hommes capables de forcer le destin ; sa volonté, son courage, sa prestance, son nom même semblent le désigner pour être le porte-étendard d’une France invaincue, qui continuera la lutte aux côtés du peuple britannique. » (11). Churchill est bien « l’autre fondateur de la France Libre » selon Kersaudy » (12).
En l’occurrence toutefois, poursuit Kersaudy, « le calcul l’emporte de beaucoup sur le sentiment » (13) et il en donne plusieurs raisons. Churchill est-il tombé un peu par hasard sur le général de Gaulle ? Un peu. S’il lui accorde aussitôt et contre l’avis de nombre de ses proches le droit de s’exprimer de façon nettement plus militaire que politique, au nom de la France, c’est sur un texte revu et corrigé à plusieurs reprises par les Britanniques, avec l’assentiment du Général qui consent à ces fourches caudines.
Churchill redoute un défaitisme britannique après l’effondrement de la France. Mettre en avant des Français venus continuer le combat aux côtés du peuple britannique lui paraît bon pour le moral. Il est par ailleurs opportun de montrer aux Etats-Unis que le Royaume-Uni réunit tous les adversaires de l’Allemagne nazie : gouvernements polonais et tchécoslovaque en exil, Belges, Néerlandais, Luxembourgeois, le général de Gaulle maintenant et bientôt une petite colonie française… pas toujours gaullienne. Enfin Churchill pense – sans doute hâtivement – que cet allié français permettra de contrôler l’Afrique du Nord ainsi que l’Afrique occidentale et l’Afrique orientale qui – ajoutées au Commonwealth – procurera au camp de la Liberté une vaste présence sur le Globe et des ressources de toute nature. Churchill se sait-il soutenu ? Le roi George VI est favorable à l’initiative du général de Gaulle et lui apportera un soutien constant autant que précieux. Quant au choix de Churchill comme locataire de Downing Street, après le triste Chamberlain, c’est nettement pour l’opinion un message d’espoir : le choix d’un homme qui connaît la guerre et la livrera. Churchill demeure-t-il fidèle envers ce choix ? Oui. On dispose de nombreux messages de sa main, adressés les jours suivants aux ministres, aux généraux, au Cabinet de Guerre, aux responsables de l’information : « Il importe de poursuivre sans arrêt les émissions en français du général de Gaulle, et de faire relayer par tous les moyens possibles notre propagande française en Afrique. » Au reste, les « accords de Gaulle-Churchill » du 7 août 1940 constituent le fondement même des relations futures entre le Royaume-Uni et la France Libre.
Là encore, quelle célérité malgré d’innombrables embûches que Churchill balaie du revers de la main ! Quel Premier Ministre de Sa Majesté eût offert au Général, en une poignée d’heures, une telle légitimité et de tels moyens pour s’exprimer au nom de la France ? De Gaulle n’a aucun statut diplomatique. Le Foreign Office est – comment dire ? – déconcerté. Trois séances de pourparlers, six projets de protocole d’accord. Sur l’essentiel, on constitue une force militaire française placée sous les directives générales du commandement britannique, épaulée par les forces britanniques, financée par le Royaume-Uni à titre d’ « avances ». Les officiers et soldats français ayant déjà rejoint les armées britanniques seront affectés aux unités françaises. De Gaulle est-il condamné à mort, et alors ?
Le Général pense-t-il à tel ou tel moment remettre sa mission en d’autres mains ? Philippe de Gaulle cite son père : « J’étais prêt à passer le flambeau à Weygand s’il l’avait voulu (…). Oui, insiste-t-il, à Weygand ou à une autre personnalité. Hélas ! il n’y avait à Vichy que des personnages falots ou très compromis. Weygand ? Je serais alors devenu commandant d’armée ou de corps d’armée. » (14). Sans douter de ces propos, il est permis de fortement s’interroger sur leur sincérité très invraisemblable…
Le général Weygand est en effet l’un des seuls à pouvoir « entrer dans le portrait ». mais il est et demeurera fondamentalement hostile à De Gaulle ainsi qu’à son geste ; il est favorable à la seule France installée à Vichy, légale et légitime à ses yeux et à l’encontre de celle de Londres. Ses écrits les plus polémiques envers le Général sont – il est vrai- postérieurs à la Libération. Le 10 juin et selon Marc Ferro, Weygand interroge De Gaulle sur les propositions que pourrait faire le gouvernement. Réponse sèche de De Gaulle : « Le gouvernement n’a pas à faire des propositions. Il a des ordres à donner ! » Ces deux-là, on le voit, ont tout pour s’entendre !(15). Peut-être cependant le Général a-t-il nourri initialement quelques illusions sur la position réelle et durable de Weygand à son égard.
Le général Henri Giraud, héros de l’armée d’Afrique est captif en Allemagne au printemps 1940. Il réussira à s’évader en avril 1942 seulement. Il ne peut donc pas être l’homme de la situation. Il en est de même pour une autre figure marquante de l’Armée, le général Alphonse Juin, lui aussi captif en Allemagne. Le général Jean de Lattre de Tassigny n’est pas prisonnier. Il figure parmi les personnalités de l’Armée française promises à de hautes responsabilités. Le général Marie-Emile Béthouart peut lui aussi ressembler quelque peu au portrait-robot… Concevable : le général Noguès, à la tête de l’Afrique du Nord, résident général au Maroc. De Gaulle l’approche très vite et très clairement. Noguès hésitera.
Le président de la République Albert Lebrun réélu en 1939 jusqu’en 1946 ? « Au fond, écrira de lui Charles de Gaulle, comme chef d’Etat deux choses lui ont manqué : qu’il fût un chef, qu’il y eût un Etat » (16). Ce couperet n’appelle aucune grâce.
Paul Reynaud, bien sûr, mais non…
Edouard Herriot, a été trois fois président du Conseil, président de la Chambre des députés depuis 1936, figure emblématique de la IIIème République. Il est hostile au régime de Vichy mais tout autant à la démarche de Charles de Gaulle, qui en fera un spectre de la République radicale défunte. Vincent Auriol ? Nullement inconcevable mais discrédité par les Vichyssois…
Léon Blum ? Après l’abdication de la IIIème République en juillet 1940, il est l’objet des critiques les plus vives des mêmes Vichyssois, incarcéré (septembre 1940, jusqu’à la Haute Cour de Riom en 1942).
Sans doute un éminent juriste, un grand homme de lettres ou de science aurait-il pu tenter de parler au nom des Français (plus qu’au nom de la France) mais comment eût-il pu le faire en s’adressant aux Armées ? André Malraux ? Non, beaucoup trop tôt et il n’en avait ni les capacités ni l’autorité.
Parmi les personnalités militaires et civiles, qui encore pourrait saisir ce flambeau ? A la vérité, on ne voit aucune figure disposant d’une réelle notoriété, d’un mérite certain pour s’imposer et, plus encore, pour avoir l’audace de parler au nom de la France et clairement pour la vouloir Libre. Cela dit, face à ce débat nul n’eut évoqué huit jours plus tôt son nom.
En fait, son leadership ne sera jamais mis en question, sinon et bien plus tard par le général Henri Giraud.
Dès l’Appel le Général franchit donc le Rubicon.
Serait-ce bien sûr ? Chronologiquement sans doute mais l’appel du lendemain, le 19 juin est sensiblement plus prégnant : « Devant la confusion des âmes françaises, devant la liquéfaction d’un gouvernement tombé sous la servitude ennemie, devant l’impossibilité de faire jouer nos institutions, moi, général de Gaulle, soldat et chef français, j’ai conscience de parler au nom de la France » (17). Les Mémoires de Guerre complètent le tableau : « La première chose à faire était de hisser les couleurs. La radio s’offrait pour cela. (…) A mesure que s’envolaient les mots irrévocables, je sentais en moi-même se terminer une vie ; celle que j’avais menée dans le cadre d’une France solide et d’une indivisible armée. A 49 ans, j’entrais dans l’aventure comme un homme que le destin jetait hors de toutes les séries » (18). L’un de mes maîtres à Sciences-Po quand je m’y trouvais, Jean Touchard résume bien la question dans son cours sur le Gaullisme : « Avant 1940, le colonel de Gaulle apparaissait dans ses différents livres comme un auteur en quête d’un personnage. Dès l’Appel du 18 Juin l’auteur trouva son personnage ; et c’est le personnage dont il avait jadis rêvé : le chef qui dans la tempête reste seul debout et par là nécessaire » (19).
Et s’il n’avait pas existé ?
Churchill se serait trouvé sans interlocuteur, du moins dans des délais aussi rapides. Aurait-il trouvé un autre fer au feu ? De même nature, c’est improbable en l’espace de deux jours. Aurait-il changé d’approche ? Selon toute vraisemblance, oui. Vers quelle solution au regard de la France ? On est soumis à de nombreuses conjectures
La Résistance, d’une certaine manière les partis politiques capables de subsister ou de renaître auraient probablement pris le pas sur le concept de la France Libre, formule particulière et éminemment gaullienne qui présente le mérite d’anticiper de façon définitive sur l’objet du combat, de le formuler.
Le comprendre, c’est encore savoir que le général de Gaulle est alors inconnu des Français et que l’Appel si fortement entré dans l’Histoire sera entendu par une infime minorité d’entre eux.
Mais, pour parfaire notre réflexion, nous avons laissé le Général à Bordeaux le 17 juin au matin. Imaginons ce qui aurait pu se produire… Pour une raison ou une autre, il ne réussit pas à prendre l’avion qui le conduirait à Londres. Que devient-il ? Programmer un voyage le lendemain ou quelques jours plus tard, par air ou par mer ? C’est bien sûr concevable mais plus le temps passe, plus sa liberté de mouvement rétrécit. Alger ? Peu de liberté de mouvement. L’Etranger ? L’Espagne et le Portugal ne sont guère des destinations conseillées. En France il sera inévitablement poursuivi par la vindicte de Vichy et il se montre très attentif à la protection de sa famille. Dès lors, hormis ce passage en Angleterre, évidemment aléatoire, le Général ne dispose d’aucun chemin d’espoir.
Gagner l’Afrique du Nord ? Alger ? Quels soutiens peut-il y espérer d’une administration fidèle au maréchal Pétain ? Quels échos pourraient y saisir sa parole ?
L’affaire du Massilia occupe bientôt les esprits. Ce paquebot est réquisitionné en pleine Débâche à Bordeaux pour permettre à plusieurs membres du Gouvernement et à vingt-sept parlementaires de quitter la métropole pour gagner l’Afrique du Nord et peut-être poursuivre le combat avec les troupes qui y stationnent. Edouard Daladier, Georges Mandel, Pierre Mendès France, Jean Zay s’y trouvent de même qu’un étudiant appelé Edgard Pisani ! Edouard Herriot, Louis Marin déclinent l’invitation à la croisière. Cela d’ailleurs se passe mal. Les marins se mettent en grève contre ce singulier convoi qui apparaît non sans raison comme une fuite peu glorieuse de nos hommes politiques. Une partie des personnalités embarquées souhaitent gagner la Grande-Bretagne mais le Consul de Sa Majesté s’y oppose. Churchill est mis au courant mais il ne soutient pas cette aventure. Le navire part enfin le 21 juin et parvient à Casablanca le 24 sous les huées de la foule l’attendant sur le quai. L’affaire du Massilia discrédite profondément ce type d’évasion et notamment le personnel politique qui s’y associe – essentiellement de gauche (Mendès France et Pisani déploieront plus tard beaucoup d’efforts pour le faire oublier) – qui découvre tardivement que le Général, seul et sans paquebot, a tout compris et mis en œuvre la résistance avec une bonne longueur d’avance sur eux tous.
Tout va s’organiser assez vite à Londres grâce au soutien britannique. L’Appel ne serait-il pas en définitive un appel de Churchill ou un co-appel de De Gaulle et de Churchill ? Sans Churchill, l’Appel eut en effet été inconcevable, ou selon quel cheminement ?
Mais, au fond, l’explication ne relèverait-elle pas du déterminisme ? En un mot : il ne pouvait en être autrement, en raison même du génie de la France. « J’ai, d’instinct, l’impression que la Providence a créé la France pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires », estime le Général qui montre à quel point la France doit toujours « viser haut et se tenir droit » (20). Certes, Guizot Renan l’ont écrit avant lui, en des termes lyriques et voisins. De Gaulle applique cette foi à la France de toujours, à la République de juin 40. D’où la nécessité d’un chef régulièrement désigné, mais à la limite auto-désigné. Au-delà du marasme, il faut aussi et cependant que se produise un drame, afin que l’on puisse s’élever à nouveau grâce au sursaut nécessaire. Ainsi l’homme providentiel parvient-il à sauver la France… Le Grand Charles puisqu’il faut y venir se serait donc inscrit dans un destin national qui, en cas de malheur, appelle toujours une âme forte à porter d’abord seul sa Croix, de Lorraine, l’honneur de la Patrie.
Il sait comme Chateaubriand qu’il convient de « mener les Français par les songes ». Il apprendra comme Bonaparte à « faire ses plans avec les rêves de ses soldats endormis ». Rebellion de l’esprit contre le réel – les premiers jours sont durs ! – et ce réel à modeler, une légitimité à réinventer pour l’honneur de la France…
Pensant à ce mot choisi par le Général, – (Appel avec une majuscule), une autre réflexion m’inspire : les mots, cette geste sémantique : les concepts résistance, Français libres, France Libre, gaulliste, gaullisme, gaullien doivent évidemment beaucoup sinon tout au Général et, s’il n’avait pas existé les 17 et 18 juin à Londres, selon notre innocent postulat initial, que se serait-il passé ? Il n’y aurait eu ni gaullisme ni gaulliste ou du moins sans une telle entrée en matière. Résistance apparaît le 22 juin, comme déjà et si tôt Français libres et France Libre, terminologie indissolublement liée à l’Appel du 18 Juin. A ces majuscules. A proprement parler, les mots gaullisme (ou degaullisme) et gaulliste apparaissent dès juin 1940 chez les partisans du régime de Vichy pour désigner ceux qui poursuivent le combat et sont des traîtres, des terroristes. Peu à peu (1941-1942) ces termes concerneront les anglophiles, les antiallemands, les adversaires ou ennemis de Vichy, les Français sensibles, favorables à l’action du Général.
Cependant le Général n’aime guère le recours à ces mots, selon le témoignage de Jacques Soustelle. En revanche, Philippe Barrès premier biographe du Général en 1941 indique que le Général aurait lui-même utilisé le mot gaullisme, le définissant : « Ce que je veux, c’est l’union des Français pour chasser les Allemands de France et pour les empêcher d’y revenir. Si c’est ça le « gaullisme », va pour le « gaullisme » ! » De Gaulle ne formule pas ce mot durant la guerre, mais on le trouve sous sa plume dans les Mémoires de Guerre à propos de Pierre Brossolette et de Jean Moulin, puis lors de la conférence de presse du 6 juillet 1952. Les termes gaullisme et gaulliste vont revêtir nettement un sens politique, sinon partisan, quand le Général prendra part à la vie publique de 1944 à 1969 (21). Quant à gaullien, terme plus tardif, étranger au Général lui-même, dénué de toute signification politique, il évoque un caractère, une forme d’adhésion ou d’inspiration jugée conforme à l’esprit et à l’action du Général. : est gaullien un comportement, par exemple et du moins tel qu’on le voit ainsi…Mais, à dire vrai, qui peut se dire gaullien en toute l’acception du terme ?
Ces lignes étonnantes dans L’Appel : « Trêve de doutes ! Penché sur le gouffre où la patrie a roulé, je suis son fils, qui l’appelle, lui tient la lumière, lui montre la voie du salut. Beaucoup, déjà, m’ont rejoint. D’autres viendront, j’en suis sûr ! Maintenant j’entends la France me répondre. Au fond de l’abîme, elle se relève, elle marche, elle gravit la pente. Ah ! Mère, tels que nous sommes, nous voici pour vous servir. » (22)
Qui donc peut se dire gaullien ?
Peut-être y sommes-nous parvenus ce soir, ou du moins en avons-nous aperçu le rivage…
Jean-François Bazin
(Journaliste et Historien).
Conférence organisée par Mme Calba déléguée départementale de l’Association des Amis de la Fondation de la Résistance et de M. Bergeret délégué dépatemental de la Fondation de la France Libre. Cette conférence s’est déroulé dans l’amphithéatre des « SciencesPo » de Dijon
Notes
(1) Lacouture (Jean), De Gaulle – 1. Le rebelle, Editions du Seuil, Paris, 1984 (ici les 2ème et 3ème parties de l’ouvrage).
(2) Cité par Anne et Pierre Rouanet in L’Inquiétude outre-mort du général de Gaulle, Grasset, Paris, 1985.
(3) De Gaulle (Charles), Mémoires de guerre, t. 1, L’Appel 1940-1942, Librairie Plon, Paris, 1954.
(4)Ferro (Marc), Le général de Gaulle sous-secrétaire d’Etat, Espoir, n° 73, 1990.
(5) De Gaulle (Philippe), De Gaulle mon Père, entretiens avec Michel Tauriac, Plon, Paris.
(6) Ibidem.
(7) Cité par François Kersaudy in Winston Churchill, Le pouvoir de l’imagination, Tallandier, Paris, 2009, p. 390.
(8) Cité par Jean Touchard, Le gaullisme 1940-1969, Editions du Seuil, 1978, p. 51 et p. 52.
(9) De Gaulle (Philippe), De Gaulle mon Père, entretiens avec Michel Tauriac, Plon, Paris.
(10) De Gaulle (Philippe), Ibidem.
(11) Kersaudy (François), Winston Churchill – Le pouvoir de l’imagination, Tallandier, Paris, 2009, p. 390.
(12) Dictionnaire de la France Libre, notice sur W.S. Churchill par François Kersaudy, Robert Laffont, Paris, 2010, p.288.
(13) Kersaudy (François), ibid., op. cit., p. 288.
(14) De Gaulle (Philippe), Ibidem.
(15) De Gaulle (Charles), op. cit., p. 66.
(16) De Gaulle (Charles), Mémoires de guerre, t. III, Le Salut 1944-1946, Librairie Plon, Paris.
(17) De Gaulle (Charles), Mémoires de guerre, t. I. L’Appel 1940-1942, op. cit., p.
(18) De Gaulle (Charles), op. cit., t. I, p. 89.
(19) Touchard (Jean), op. cit., p. 52.
(20) Agulhon (Maurice), De Gaulle – Histoire, symbole, mythe, Plon, Paris, 2000, p. 23 à p. 46. De Gaulle (Charles), op. cit., t. I, p. 7.
(21) Dictionnaire de la France Libre, op. cit., notices sur Gaullisme (de la France Libre au) par Bernard Lachaise ; Gaullisme de Guerre par Bernard Lachaise ; Gaullisme politique (les Français libres et le) par Serge Berstein, p. 673 à p.679.
(22) De Gaulle (Charles), L’Appel, La France combattante, 18 juin 1942, op. cit., p. 322 et p. 323.