Le réseau Carte. Histoire d’un réseau de la Résistance
Par Thomas Rabino Auteur : Thomas Rabino Éditions : Perrin, 2008, 398
Ce livre est le premier travail d’envergure sur un des plus singuliers créateurs de groupes clandestins en France : André Girard, peintre, dessinateur de presse et affichiste avant-guerre, père de l’actrice Danièle Delorme, et qui sous le pseudonyme de « Carte » est à l’origine d’un réseau au destin contrasté.
On connaissait déjà de façon très floue l’organisation Carte, créée en 1941 en zone sud, rattachée en 1942 au SOE alléché par ses connexions revendiquées avec de très nombreux officiers de l’armée d’armistice. Le service britannique en fit alors pendant quelques mois la plus importante de ses antennes dans cette zone, avant de lâcher Girard, d’ailleurs contesté par ses adjoints, et de récupérer une partie de ses recrues au profit de nouveaux réseaux. Les appréciations peu aimables de l’historien du SOE Michael Foot (SOE in France), faisaient de Girard un hâbleur ayant gonflé les effectifs de son organisation et séduit les responsables britanniques en faisant jouer ses relations avec quelques officiers supérieurs et la possession de milliers de fiches de militaires « potentiellement » mobilisables. En fait, c’est surtout le rôle de Carte dans les rapports franco-britanniques qui était connu, à travers l’affaire de Radio-Patrie, poste « noir » créé par les Anglais avec des membres de Carte à l’automne 42 (André Gillois, notamment), et considéré par les Français libres comme un moyen de plus de concurrencer de Gaulle en plein épisode Darlan puis Giraud.
De ce fait, la personnalité de « Carte » lui-même était restée paradoxalement au second plan. C’est tout le mérite de Thomas Rabino de la restituer dans toute sa complexité et de mettre par là même en évidence l’intérêt d’étudier des figures d’artistes ou écrivains engagés dans l’univers des réseaux, souvent négligés par rapport à la « résistance intellectuelle », valorisée par la mémoire « corporatiste » comme par l’historiographie. La biographie d’André Girard, éclairée par une abondante utilisation de ses archives personnelles, permet de cerner en quoi les valeurs mises en avant par les réseaux (élitisme, goût du secret, « apolitisme » revendiqué) conviennent parfaitement à certaines personnalités issues de ces milieux. Avant guerre, le jeune Girard gravit un à un les échelons du milieu artistico-mondain par son talent mais aussi un « carnet d’adresses » qu’il sait indispensable à sa réussite et bâtit donc patiemment, suivant une vraie stratégie demandant des capacités de conviction et de séduction qu’il saura remobiliser pour créer son réseau clandestin. Mais l’autre caractéristique de l’artiste Girard semble son attitude méfiante vis-à-vis non des politiques (dont il cultive les relations) que de la politique, le rendant surtout apte à se définir « contre » (le fascisme, le communisme) qu’à se mettre au service d’un engagement qui le détournerait de ses objectifs propres. D’où son rejet, par un paradoxe qui n’est qu’apparent, de Vichy comme de la France libre et sa recherche d’un espace résistant purement orienté vers une action technique, qui le rend parfaitement à l’aise avec les officiers conservateurs de l’armée d’armistice rêvant de revanche.
L’ouvrage met bien en relief les raisons « objectives » qui condamnaient Carte de toute façon : les relations effectivement nouées avec des officiers de haut rang comme le général de Lattre de Tassigny et surtout le colonel Vautrin, chef du contre-espionnage dans le sud-est de la France, étaient rendues obsolètes par les événements de novembre 1942 et notamment l’invasion de la zone sud. La fuite des services secrets désormais rattachés à Giraud en Afrique du Nord et surtout la création de l’ORA clandestine créaient une nouvelle donne, certes facteur de concurrence ouverte pour de Gaulle, mais mettant aussi fin aux velléités du SOE de piloter directement cette « résistance des militaires » français.
Il s’agit cependant ici davantage d’une biographie d’André Girard que d’une véritable étude du réseau Carte, qui permettrait en particulier de faire émerger le « noyau dur » de recrues de Girard sur lesquelles le SOE s’appuya pour bâtir en 1943 de nouveaux réseaux aussi importants que Prosper-Physician ou Jean-Marie-Donkeyman. Certaines figures sont rapidement évoquées (Henri Frager, le poète Armel Guerne, les soeurs Tambour, etc.) ; souhaitons que l’auteur, qui prépare une thèse universitaire sur le sujet, puisse poursuivre ses travaux dans cette direction.