Aubrac Raymond

Libération

Auteur de la fiche : Jean-Louis Crémieux-Brilhac et Jacques Vistel

Raymond Aubrac


Hommage de Jean-Louis Crémieux-Brilhac

Raymond Aubrac, il n’est pas un journal de France qui, cette semaine, n’ait consacré une page à honorer le dernier grand représentant de la Résistance disparu. Les responsables de tout bord lui ont rendu hommage. Plus discrètement, des hommes et des femmes ont exprimé leur émotion. Mercredi soir, une loge maçonnique parisienne, bien qu’il ne fût pas maçon, vouait sa séance à sa mémoire; jeudi, au lycée Benjamin Franklin d’Orléans, en préambule à une conférence sur la Résistance, 200 élèves se recueillaient debout durant une minute de silence en son hommage. A quoi tient un ébranlement d’émotions sans précédent? A ce qu’ayant été l’un des tout premiers résistants, sa disparition semble clore un chapitre qui n’est plus déjà pour la plupart des Français que de l’histoire? A cause d’une médiatisation poussée à l’extrême? A cause de Lucie? Dans une période où les Français doutent d’eux-mêmes, je crois que Raymond et Lucie étaient devenus, de leur vivant déjà, une référence et un exemple pour tous ceux qui se réclament des combats de la Résistance et des valeurs qu’ils ont incarnées.

Ce nom d’Aubrac, il y a 69 ans, que, jeune officier de la France Libre, je l’ai entendu prononcer pour la première fois : dans les derniers jours de juin 1943, des télégrammes reçus à Londres depuis la clandestinité nous apprenaient le drame survenu à Caluire, Jean Moulin avait été arrêté avec l’état-major-militaire clandestin de l’Armée secrète, dont Aubrac. Le drame humain se doublait d’une catastrophe politico-stratégique : la structure centrale de la Résistance était abattue. Plusieurs chefs de mouvements étaient alors présents à Londres. Celui que j’ai vu le plus secoué par la nouvelle était le chef du mouvement Libération, Emmanuel d’Astier de La Vigerie, qui, avant de retourner lui-même dans la nuit de la clandestinité, ne cessait de parler d’Aubrac, de s’enquérir d’Aubrac.

Car le jeune ingénieur des ponts et chaussées Raymond Aubrac et sa femme, l’agrégée d’histoire Lucie, avaient été des tout premiers pionniers de la Résistance à ses côtés dès la fin de 1940, ils avaient fabriqué et distribué des tracts, Raymond avait dessiné le titre du journal clandestin Libération pour son premier numéro, paru en juillet 1941, Raymond avait recruté les premiers distributeurs grâce auxquels se constituaient ici et là , puis de ville en ville, dans la zone sud, des réseaux de sympathisants qui devenaient des groupes de militants, comme une circulation sanguine que le journal aurait alimenté, expliquait-il plus tard. C’était le temps où la désobéissance était la première manifestation de la liberté, écrira-t-il encore. Venant de l’extrême gauche, imprégné de culture marxiste sans jamais vouloir adhérer à un parti, alors que Lucie avait appartenu aux Jeunesses communistes, il avait encouragé d’Astier à nouer des liens étroits avec Daniel Mayer, qui tentait de constituer un parti socialiste clandestin en zone non occupée.

En janvier 1942, Jean Moulin avait été parachuté en France pour coordonner les mouvements sous l’égide de De Gaulle et constituer une Armée secrète, c’est avec Aubrac qu’il avait eu le premier contact clandestin, leur rencontre devait avoir lieu sous la colonnade du théâtre municipal de Lyon, un mot de passe avait été prévu pour qu’ils se reconnaissent, l’un devait dire: «La lune est verte» et l’autre répondre: «Non, elle est carrée». Ses responsabilités n’avaient ensuite cessé de croître à mesure que le mouvement s’amplifiait, il avait été chargé de mettre sur pied au sein du mouvement Libération un secteur orienté vers l’action militaire, d’abord en regroupant de jeunes militants et des ouvriers en groupes d’action par sixaines, puis en essayant de trouver des responsables départementaux de cette action paramilitaire qui soutiendrait, au moment venu, le lointain débarquement.. Fin 1942, quand, sous l’autorité de Moulin, avait été créée l’Armée secrète, il avait participé à la désignation des responsables départementaux communs de l’AS. Ainsi était-il devenu l’un des membres de l’état-major du général Delestraint, commandant en chef de l’Armée secrète, que les Allemands allaient arrêter le 9 juin 1943. C’est à la suite de cette arrestation qu’avait été convoquée la réunion de Caluire où il devait être nommé chef provisoire de l’Armée secrète pour la zone nord.

Sur le sort des huit hommes arrêtés à Caluire, malgré tous les efforts pour les secourir ou seulement pour savoir, l’incertitude dura longtemps. Trois mois après leur arrestation, fin octobre, deux télégrammes parvenus à Londres nous apprenaient qu’une voiture cellulaire de la Gestapo avait été attaquée par des patriotes en plein Lyon et qu’Aubrac et seize autre détenus avaient été libérés, que Lucie Aubrac avait participé à l’exploit. Il fallait que Lucie, Raymond et leur jeune fils soient exfiltrés d’urgence de France. Mais une météo désastreuse interrompit toutes les liaisons clandestines tant aériennes que maritimes de la mi-novembre 43 au début de février 1944. On devinait les Aubrac errant cachés de gîte en gîte. Ce fut seulement dans la nuit du 8 au 9 février, qu’un bombardier léger de la Royal Air Force réussit à se poser près de Bletterans, dans le Jura pour les embarquer. L’opération elle-même fut dramatique, l’avion s’était embourbé dans la neige et la boue, il fallut trois heures d’efforts et le secours des habitants du village voisin pour qu’il pût décoller, en renonçant à embarquer la plupart des autres passagers.

Trois jours plus tard, Lucie Aubrac donnait naissance à Londres à son second enfant, sa fille Catherine surnommée Catherine-Mitraillette, tandis que les journaux, enfin informés, célébraient l’extraordinaire exploit de cette jeune femme qui avait réussi au culot à faire libérer son mari lors d’une première arrestation au printemps 1943, et qui après Caluire, tout enceinte qu’elle fût, avait dirigé, mitraillette en main en pleine journée, en plein Lyon, l’attaque du camion allemand transportant des détenus de la Résistance.

C’est alors que j’ai connu Raymond et Lucie Aubrac. Ce qui n’était pour moi qu’un nom s’incarnait en un couple. Tandis que Raymond allait occuper un poste de représentant de la Résistance à l’Assemblée consultative provisoire d’Alger, Lucie et moi avons collaboré au sein de l’antenne londonienne du commissariat à l’Intérieur. De ces mois de 1944 où nous vivions dans la préparation de ce qu’on appelait l’insurrection nationale date entre nous une amitié qui ne s’est jamais démentie: même combat, même patrie… Depuis 69 ans, dans le cercle de plus en plus étroit des survivants, les liens sont devenus plus clairement ceux d’une fraternité. C’est à cette fraternité que je dois aujourd’hui aux enfants de Raymond et Lucie l’honneur bouleversant de prononcer cet adieu.

Mais le combat n’était pas fini : pour Raymond Aubrac, il n’a jamais été fini. A Alger, écarté par une déplaisante coalition du poste de directeur politique du commissariat à l’Intérieur, il s’engagea dans les parachutistes et en connut la rude discipline Nous avons passé côte à côte le mois de juillet 1944. Et le 6 août, de Gaulle le nommait commissaire de la République pour la région de Marseille, afin de prendre fonction dès qu’aurait réussi le débarquement en Provence.

Ici commence pour Raymond Aubrac une carrière de trois ans de grand serviteur de l’Etat. Il arrive à Marseille encore en plein combat, il a trente ans, il est presque seul, il doit assumer toutes les responsabilités, y compris le droit de grâce. Il faut imposer l’ordre dans une ville et une région en ébullition: il y crée les Forces républicaines de sécurité, recrutées parmi les FFI et les policiers des Groupes mobiles ayant prouvé leur patriotisme. Il faut présider à une épuration efficace, mais conforme au droit alors que des autorités irrégulières multiplient les arrestations: il met en place les premières cours de justice créées en France libérée. Il faut relancer l’économie locale, il réquisitionne en quinze jours quinze entreprises employant quinze mille ouvriers et fait augmenter les salaires tout en limitant l’inflation. S’appuyant sur la gauche marseillaise, mais critiqué par des socialistes qui le dénoncent comme un rouge, il est le premier commissaire de la République relevé de ses fonctions en janvier 1945.

C’est pour prendre d’autres responsabilités, celles du déminage. Près de 15 millions de mines laissées par les Allemands rendent inaccessibles 500 000 hectares le long des côtes, de la frontière belge à la frontière italienne, mais aussi dans toutes les zones de combats, de la Normandie et la Bretagne aux Vosges et à l’Alsace. Il obtient du gouvernement puis des Alliés d’utiliser 48000 prisonniers allemands de concert avec 3000 démineurs français, l’essentiel est accompli fin 1945, au prix élevé qui lui a été reproché, mais pouvait-on faire mieux, de quelque 500 tués et 700 blessés parmi les démineurs français, Jusqu’au départ des ministres communistes du gouvernement en 1947, Raymond Aubrac, proche d’eux, contribue à la tâche de reconstruction. Après quoi une nouvelle vie commence qui sera une nouvelle suite d’engagements au service des idéaux qui l’ont guidé durant la Résistance.

C’est dans cette autre vie que Caluire le rattrape dans les années 1970, quand le Gestapiste Barbie, le tortionnaire de Jean Moulin, est livré à la justice française et que, pour semer la division dans l’opinion, il prétend qu’Aubrac, qui avait été arrêté en mars 1943, puis libéré dans des conditions bien connues grâce à l’intervention de Lucie, aurait été l’informateur ayant permis le traquenard de Caluire. L’historien que je suis, certain d’être l’interprète de la communauté des historiens, se doit de rappeler que les documents allemands retrouvés, leur concordance avec les nouveaux témoignages français et les éléments revisités des procès Hardy permettent d’établir la chaîne de trahisons, de fautes et d’imprudences qui ont conduit au drame, de confirmer les noms des responsables et des coupables et de faire justice de suspicions scandaleuses.

Raymond Aubrac est resté jusqu’à la fin de sa vie attaché aux valeurs qu’il avait défendues dans la Résistance. Il s’est acharné à en transmettre le souvenir.

En ce nouveau siècle, si loin des combats que nous avons menés ensemble, je veux redire ma peine aux enfants et petits-enfants de Raymond et de Lucie. Parlant ici à leur demande comme un des tout derniers qui se souviennent, honoré, ému de le faire, je rappellerai les derniers vers de la Complainte du partisan que d’Astier composa à Londres comme un pressentiment, peu de jours avant le drame de Caluire:

Hier encore, nous étions trois

Il ne reste plus que moi

Et je tourne en rond

Dans les prisons des frontières

Le vent souffle sur les tombes

La liberté reviendra

On nous oubliera

Nous rentrerons dans l’ombre.

Dans l’ombre, Lucie et Raymond Aubrac, couple désormais mythique, continuent et continueront de dresser le flambeau de la justice et de l’espérance.


Hommage  de Jacques Vistel

En ce lieu de mémoire et de grandeur, depuis plus de trois siècles, la France honore ceux de ses fils qui l’ont servi et ont risqué leur vie pour elle. Il y a cinq ans, presque jour pour jour, nous entourions Raymond Aubrac dans l’hommage que la Nation rendait à Lucie, Lucie, qu’il rejoint désormais dans notre souvenir, avec celui de ses parents, morts à Auschwitz.

Aujourd’hui, la Nation tout entière réunie honore Raymond Aubrac, avec un cœur lourd, mais aussi plein de reconnaissance; d’abord, parce qu’il a lui aussi risqué sa vie, tant de fois, pour la France, mais aussi parce que la Résistance dit adieu ce matin à l’un de ses fils les plus illustres, les plus courageux et les plus fidèles à son héritage.

La vie de Raymond Aubrac fut riche d’expériences incroyablement diverses, en France et dans ce que l’on appelait le « Tiers monde », guidée toujours par les valeurs qui fondèrent son engagement dans la Résistance lorsqu’il n’avait que vingt-six ans.

Cet engagement qui vient de nous être rappelé, comme ceux qui suivirent pendant les quelques soixante-dix ans écoulés depuis la Libération, c’est De Gaulle lui-même qui l’a le mieux résumé dans une dédicace rédigée lorsqu’il visita Marseille libérée: «A Raymond Aubrac, qui a tant fait dans la lutte et qu’il lui faut tant et tant faire dans la Rénovation ». Le programme était tracé, il fut rempli, au-delà sans doute de ce que De Gaulle imaginait. Comme tant d’autres Résistants, Raymond Aubrac s’était engagé dans la lutte clandestine pour libérer la Patrie; comme pour d’autres, son but était l’écrasement du nazisme et de sa folie antisémite. Mais Raymond Aubrac s’engagea aussi avec la volonté de construire, ensuite, une France plus juste et un monde plus humain. Ce fut la tâche qu’il s’assigna, jusqu’à sa mort.

Après le Commissariat de la République à Marseille, où ne manquèrent ni les problèmes ni les embûches politiques, il fut chargé, comme il vient d’être rappelé, du déminage de la France, tâche sans gloire, écrira-t-il, mais préalable indispensable à la reconstruction du pays.

On proposa ensuite à Raymond Aubrac des fonctions administratives au sein de corps d’inspection prestigieux qu’il dédaigna ; alors dans sa trentaine, il souhaitait agir et accomplir sa vocation d’ingénieur des Ponts. Avec des amis que la terminologie de l’époque qualifiait de «compagnons de route» du Parti communiste, il créa un bureau d’études spécialisé dans les infrastructures et la construction, auquel il consacra dix ans, jusqu’en 1958. Il travailla souvent avec des municipalités communistes qui devaient reconstruire équipements et logements, puis avec les nouvelles démocraties populaires dévastées par la guerre. Des amitiés se nouèrent ou se renouèrent, ainsi avec Arthur London qui, libéré en 1956, lui fit le récit des procès et des prisons staliniens. Raymond Aubrac découvrit alors la réalité du «socialisme réel», puis s’éloigna du bureau d’études qu’il avait créé, pour consacrer désormais sa vie au développement du Tiers Monde et à la lutte contre la faim.

C’est le Maroc qui venait d’accéder à l’indépendance, qu’il choisit au début de 1958, pour devenir le conseiller du Ministre de l’économie. Il comprit d’emblée que, l’ère du protectorat étant close, sa tâche consistait à guider et soutenir l’effort de développement, sans interférer dans les choix politiques des nouveaux responsables, et en préparant la relève par des cadres marocains. Son goût de l’action et ses talents d’ingénieur se donnèrent libre cours: il créa un Office national des Irrigations, dont il fut le Secrétaire général et mit sur pied l’industrie sucrière marocaine.

Son action fut remarquée par le Directeur général de la F.A.O. qui, en 1963, lui demanda de rejoindre l’organisation internationale à Rome. Il en devint le directeur administratif et financier. C’est alors qu’explorant les voies d’une mission internationale, je lui rendis visite pour la première fois. La F.A.O. l’avait mis en contact avec le Directeur de la Banque mondiale, Robert Mac-Namara, le Secrétaire à la défense de la guerre du Viet Nam jusqu’en 1967, sa présence à Rome l’avait rapproché du Vatican: il put ainsi jouer un rôle capital lorsque l’heure fut venue d’œuvrer pour la paix au Viet Nam.

Le Viet Nam fut pour Raymond Aubrac une longue aventure et une constante passion. En juillet 1946, lui et Lucie furent conviés à rencontrer Ho Chi Minh venu à Paris pour tenter de construire, après la défaite japonaise, un Viet Nam libre associé à l’Union française, tel que l’imaginaient aussi Leclerc et Jean Sainteny; l’occasion, on le sait, fut manquée et une guerre, qui était évitable, s’ensuivit. Mais Raymond Aubrac noua alors avec les Vietnamiens, et d’abord avec Ho Chi Minh, une amitié qui ne s’acheva qu’avec la mort. Ho Chi Minh avait eu connaissance de l’action menée à Marseille par Raymond Aubrac en faveur des Vietnamiens amenés en Métropole en 1939 pour remplacer la main d’œuvre mobilisée, et que Vichy avait ensuite internés dans des camps. Il s’invita pendant six semaines dans la maison familiale des Aubrac et souhaita, en toute laïcité, être le parrain d’Elisabeth, née pendant son séjour.

La décolonisation divisa les Résistants: il y eut ceux pour qui le rang retrouvé par la France après l’humiliation de 1940 impliquait le maintien de son empire colonial, et ceux qui jugèrent que l’idéal libérateur de la Résistance devait entraîner la libération des peuples colonisés. Le choix de Raymond Aubrac fut, comme l’avait montré sa mission marocaine, sans équivoque. Connaissant à la fois les liens qu’il avait noué avec les dirigeants Nord-vietnamiens et le souvenir heureux qu’il avait gardé de son séjour d’étudiant à Harvard, les Américains lui demandèrent, en 1967, de tenter les premières approches pour une négociation de paix. Raymond Aubrac commença alors de très nombreuses navettes entre Rome, Paris, Washington, où Henry Kissinger était son correspondant, et Hanoï, qu’on ne pouvait alors rallier qu’en plusieurs jours, via Phnom-Penh, en utilisant un vol hebdomadaire maintenu depuis les accords de Genève de 1954. Le but était alors de stopper les bombardements américains sur le Nord Viet Nam. La négociation échoua, les bombardements, un temps ralentis, reprirent, la guerre s’accentua, emportant le Cambodge dans la tourmente.

Cinq ans plus tard, alors que les négociations de paix se traînaient à Paris, les chefs militaires américains conçurent le projet insensé de bombarder les digues qui protégeaient les villages de la plaine du fleuve rouge. Informé, Raymond Aubrac prit contact avec le Secrétaire d’Etat du Pape Paul VI, Monseigneur Villot, ancien archevêque de Lyon. Immédiatement convaincu qu’il fallait agir, le Cardinal lui demanda de préparer un texte avec la Curie; ce texte, lu par le Pape le dimanche 9 juillet devant la foule réunie place Saint Pierre, convainquit le Président Nixon que le projet de ses militaires devait être abandonné.

La paix enfin revenue au Viet Nam, Raymond Aubrac se dépensa pour que toutes les agences de l’O.N.U. concourent à la reconstruction du pays. En mai 1975, reçu à la banque mondiale par Robert Mac Namara, il lui transmit un message du premier Ministre Pham Van Dong: la guerre était terminée, mais des milliers de Vietnamiens étaient chaque jour victimes des mines posées partout dans les campagnes du sud par les Américains. Si ceux-ci consentaient à transmettre à leurs anciens ennemis leurs plans des champs de mines, le déminage pourrait être effectué rapidement et efficacement, épargnant aux populations morts et mutilations. Mac-Namara parut profondément bouleversé par le plaidoyer de Raymond Aubrac et répondit que, bien qu’il n’appartienne plus au gouvernement des Etats Unis, il prendrait contact avec le Pentagone. Quelques semaines plus tard, les Vietnamiens reçurent, secrètement, les plans qu’ils désiraient.

En 1976, l’âge mit un terme à la carrière professionnelle de Raymond Aubrac. Mais, pour un homme comme lui, l’action ne pouvait s’arrêter là. Curieux de tout, accueillant à tous, avec son extrême gentillesse, et un sourire plein d’une malice distanciée, il était toujours disponible pour la tâche de transmission qui nous incombe désormais. Transmission à sa famille d’abord, dont je sais combien tous sont fiers d’avoir eu les parents et les grands parents qui furent les leurs, et qui sont fidèles à l’héritage de valeurs et d’engagement qu’ils ont reçu: c’est à ses petits-enfants que Raymond Aubrac dédia ses mémoires et son dernier livre, écrit avec Renaud Helfer-Aubrac porte le titre symbolique de Passage de témoin. Transmission aussi, par la Fondation de la Résistance dont il fut, avec Lucie un des fondateurs et un donateur. C’est à la Fondation que furent versées les sommes dues à Lucie pour le travail accompli pour le film qui lui fut consacré, puis les indemnités obtenues lors du jugement condamnant un prétendu historien qui avait accusé Raymond d’avoir trahi Jean Moulin à Caluire. Lucie me dit alors: « Ce n’est pas aujourd’hui que nous allons gagner de l’argent avec la Résistance ». L’âge n’empêcha jamais Raymond Aubrac de rester en éveil et de poursuivre avec Lucie, puis seul, le combat pour les causes qui avaient nourri les engagements de toute sa vie. Jamais confiné dans le ressassement de ses actions dans la Résistance, il ne s’intéressait qu’à l’avenir, donc à la jeunesse qui en serait responsable.

Contre les menaces de retour de la bête immonde du racisme, pour la défense des valeurs de la Résistance et contre ceux qui souhaitent en finir avec elles et avec leur expression la plus forte, fondement, depuis près de soixante-dix ans, de notre pacte national, le programme du C.N.R., on savait que Raymond Aubrac était toujours à nos côtés. Notre monde est loin d’avoir accompli les espoirs de la Résistance, et nous aurions tant besoin, cher Raymond, que vous nous accompagniez encore. Vous nous laissez l’exemple de votre vie, de vos engagements, de votre idéal; nous tenterons de nous en inspirer et d’y rester fidèles. En vous disant adieu, un seul mot me vient sur les lèvres: merci Raymond Aubrac.